lundi 27 décembre 2021

"Surpris par la joie" (Une republication pour les fêtes de fin d'année)

Il y a un peu plus d'une année, je publiais ce témoignage d'une rencontre sans laquelle je ne serais pas l'homme que je suis.

C’est lors de mes études d’art dramatique (à la Haute école de théâtre de Genève, dans les années 80) que mon cheminement spirituel a débuté. Lors d’un cours de dramaturgie (un séminaire de formation à la mise en scène) notre professeur utilisait comme outil pédagogique des exemples de peintures religieuses pour nous faire observer comment les peintres avaient « mis en scène » des textes bibliques. Les exemples étaient pris dans le Nouveau Testament, en particulier le dernier repas de Jésus avec ses disciples.

A la suite de ce cours, je formais le projet de lire les Évangiles pendant mes vacances d'été, par curiosité intellectuelle et du fait qu’un grand nombre d’œuvres artistiques en Europe (peinture, musique, théâtre) s’en étaient inspiré.

Mais cette lecture des Évangiles me surpris et me toucha bien plus profondément que je ne l’avais prévu. A un livre ne contenant de que « pieux conseils », que j’imaginais, je découvrais un passionnant récit d'une vie de Jésus de Nazareth et sa lutte pour éveiller en nous le meilleur d’une vie consacrée à Dieu.

Les Évangiles devinrent ainsi mon livre de chevet. Au cours de mes lectures, mon intérêt et mon affection pour ce « Jésus de Nazareth » grandissait. Je découvrais une confiance toujours plus libre et intime en sa personne. Et c'est en lisant un chapitre de l’Évangile selon Jean, que ma vie fut bouleversée.

J'aimais lire le chapitre 17 de cet Évangile qui présente Jésus priant pour les siens. Je me reconnaissais d'ailleurs tout à fait dans les "siens", je cherchais même à vivre comme un disciple de Jésus. Et pourtant, si l'on m'avait posé la question alors, je ne me serais pas définit comme chrétien. Pour moi, je cherchais simplement à vivre, dans ma vie quotidienne, les paroles et les gestes de Jésus. J'ignorais totalement alors que c'était sans doute la meilleur définition d’un chrétien que l'on puisse faire!

Mais ce jour-là, je lisais ces paroles de Jésus priant, en parlant de ses disciples justement : "Je t'ai fait connaître à ceux que tu as pris dans le monde pour me les confier. Ils t'appartenaient, tu me les as confiés, et ils ont obéi à ta parole. Ils savent maintenant que tout ce que tu m'as donné vient de toi, car je leur ai donné les paroles que tu m'as donnée, et ils les ont accueillies. Ils ont reconnu que je suis vraiment venu de toi et ils ont cru que tu m'as envoyé." (Évangile selon Jean, 17,7-8)

Et soudain, ce fut comme un brusque coup de vent en mon être intérieur ! Ces mots me parlaient, ce jour-là, avec une clarté et une joie que je n’avais pas connues jusqu’alors - et avec quelle force? Ils ne me soufflaient rien de moins que Jésus était « venu de Dieu », et qu’il était Dieu ! Un Vivant au-delà du vivant, qui m’accueillait et m’aimait inconditionnellement. Le Dieu du ciel venait inonder de son amour ma vie d’humain sur terre : j’étais dans le Christ, et le Christ était en moi.

Ce bouleversement intérieur ne m’a plus quitté depuis ce jour, en 1984. Et cette conviction que Dieu est amour, et que le Christ nous fait la grâce de le vivre dans une humble confiance du cœur, est sans doute au cœur de chacun de mes gestes et chacune de mes paroles, aujourd’hui.

Je dois mon titre "Surpris par la joie" à Clive Staples Lewis, plus connu sous le nom de C. S. Lewis, pour son ouvrage autobiographique. Il fut un écrivain et universitaire britannique. Connu pour ses travaux sur la littérature médiévale, ses ouvrages de critique littéraire et d'apologétique du christianisme, ainsi que pour la série des Chroniques de Narnia. Il est un auteur que j’apprécie et que je relis toujours très volontiers.




samedi 25 décembre 2021

À tous les petits rois de Bethléem…

J’aimerais offrir ces quelques mots à tous les petits rois de Bethléem qui seront seuls le soir de Noël. Il n’y avait d’ailleurs pas grand monde autour de lui non plus, ce soir-là.

Bien sûr il avait ses parents près de lui, alors que les tiens ne le seront peut-être pas... ou plus.
Bien sûr il y avait des bergers pour se réjouir près de lui, et que tu n’auras peut-être même pas quelques amis autour de toi.
Tu l’ignores peut-être, mais ce nourrisson est venu dans la vulnérabilité et la pauvreté pour faire de chacun de nous, faible ou seul, de petits rois de Bethléem.
Ce soir de Noël, je n’aurais pas grand chose à t’offrir que mes pensées fraternelles pour toi et l’assurance de mon engagement de tous les jours à tes côtés… pour partager avec toi le réconfort de cet enfant, que tu y crois ou pas, que tu aies l’habitude de ses « bondieuseries » ou pas.
Je te salue donc, petit roi de Bethléem. Et toi aussi petite reine… de même !
Ce soir de Noël sera peut-être difficile, mais demain est un autre jour. Et moi, je te porterai de toute façon dans mon cœur.
Tiens bon et prends soin de toi



Noël de paix et de solidarité



mardi 21 décembre 2021

Comment leur taire cette grâce... ?

Sous la plume de Karl Barth, méditant le Magnificat : « Sa miséricorde s'étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. » (Luc 1,30, in « Avent », Labor et Fides).
 
« Sa miséricorde. Non pas une miséricorde comme celle que nous exerçons. Sa miséricorde à lui est chaque matin nouvelle. Le progrès, dans notre vie chrétienne, ne peut consister qu’à savoir chaque jour un peu mieux que j’ai terriblement besoin de la miséricorde de Dieu. 
 
À la fin de ma vie chrétienne, il faudra me dire encore une fois et sans réserve : Maintenant, c’en est fait de moi, si je ne trouve pas miséricorde. Si, à ce moment, Dieu voulait encore m’accorder un seul jour, ce serait pour que je me dise encore une fois et toujours mieux : « Mon ultime recours est la grâce. »
 
Et comment ne pas l'offrir à celles et ceux que je rencontre dans les prisons ? Comment leur taire cette grâce?



mercredi 15 décembre 2021

700 étoiles dans leurs yeux ...

700 paquets de Noël, remis aux personnes détenues à Genève... C'est l'exercice que l'Aumônerie Œcuménique des prisons a réalisé, avec l'aide de bénévoles, ces jours.

Un moment à la fois étonnant, intense et joyeux.

Et beaucoup de rencontres, certes furtives, mais à chaque fois un accueil spontané et reconnaissant de la part des détenu.e.s.

Des larmes parfois… accompagnées de ces mots qui reviennent souvent: 

"Merci de ne pas nous avoir oubliés!"

A des religieux qui reprochaient à Jésus de prendre soin de personnes blâmées par la société, il répondit, citant le livre d'Osée :  

"Allez donc apprendre ce que signifie: c'est la miséricorde que je veux et non les sacrifices." (Mt 9,13)

Privées de liberté, certes… et je pense être bien placé pour en mesurer la dureté au quotidien.

Dès lors, les priverons nous de leur humanité en leur refusant la nôtre ?





vendredi 10 décembre 2021

Béni soit le Dieu de Zacharie ! (Louange pour le temps de l'Avent)

(Inspiré du psaume prophétique de Zacharie, Luc 1,68-79)

« Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël », cher Zacharie, car il t’a visité pour nous ouvrir un chemin de guérison à la cécité de notre foi !

Béni soit le Dieu de la réconciliation qui a fait de toi le signe d’une foi restaurée et d’une parole de louange surgissant pour toutes les générations ! En fermant tes lèvres, il t’a ouvert un temps d’humilité pour reconnaître que cette parole d’ange était plus qu’un vain bavardage. En t’accordant un silence des mots, il t’a offert la grâce d’une écoute du cœur !

Béni soit Notre Père qui s’est tenu dans le secret de ta chambre intérieure. Tu ne l’as pas quittée rempli d’amertume et de remords, mais lumineux d’une prophétie proclamant la bonne nouvelle d’un culte rendu à Dieu, sans peur.

Béni soit le Père des miséricordes, qui a libéré ton cœur déçu pour chanter ta délivrance, venue de la bonté profonde de notre Dieu et dont tu exultes !

Alors, tu dis la vocation de cet enfant qui préparera la venue de celui que tu as tant désiré et que tu pensais ne plus accueillir dans la nuit de tes regrets. Il sera celui qui précède pour mieux s’effacer, celui qui abaisse les collines et comble les vallées pour laisser ensuite le Messie y marcher.

Bénis sois-tu, cher Zacharie, pour ton Evangile qui annonce qu’une foi désabusée peut précéder un chant d’espérance!


 


jeudi 9 décembre 2021

"Voici le temps de Noël : sauve qui peut !"

... taquinait une journaliste, en rapportant, avec justesse sans doute, la pensée de bien des gens... 

Mais y aurait-il une différence entre cette « corvée » des fêtes de fin d'année et l'esprit de Noël ? Y aurait-il une différence entre cette course de « strass et de stress » et la douce impatience du temps de l'Avent? Assurément!

Voici le temps de marcher vers cet autre Noël qui se nomme « Nativité » Voici venu le temps de donner du repos à notre être intérieur, de méditer les vertus du lien à autrui plutôt que l'apparence envers tous, de donner une peu d'authenticité à nos vulnérabilités...

Un temps pour ne pas craindre ni fuir, mais pour s’abreuver à l’eau fraîche de l’Avent qui donne de la vigueur au marcheur éprouvé. Le papier glacé des publicitaires, au confort chatoyant, a des artifices qui ne font pas oublier l’âpreté de nos vies, et c’est tant mieux. 
 
Car, voici le temps de redécouvrir, dans la joie comme dans l’épreuve, l’humble joie de Noël. Comme la lumière d’une simple bougie nous délivre de l’obscurité.
 

 

lundi 6 décembre 2021

"Ernst Sieber: un hymne à l'Amour"

Surnommé "L'Abbé Pierre protestant", le pasteur Ernst Sieber est une personnalité suisse alémanique qui a marqué par son engagement social et politique et par son engagement à suivre le Christ dans la rencontre et l'aide apportée aux plus pauvres.

 A l'occasion de ses 80 ans, la fenêtre chrétienne de Maxtv a produit une émission Connexion sur ce pasteur: "Ernst Sieber: un hymne à l'Amour".  


Décédé en 2018, à l'âge de 91 ans, Ernst Sieber continue aujourd'hui à inspirer l'engagement des Eglises réformées de Suisse dans leur engagement envers les personnes en situation de précarité.

Journaliste: Serge Carrel
Images et réalisation: Daniel Anders
Production: Mimavision et DieuTV


vendredi 3 décembre 2021

"Il a fait attention à moi, sa servante sans importance." (Une méditation de l'Avent)

 Avez-vous entendu parler des montagnes russes ? Ces attractions foraines, avec des montées et de descentes parcourues à grande vitesse par un véhicule sur rails. Avec, en particulier, un fameux looping au milieu duquel on vous arrête la tête en bas ?... (Montrer un exemple avec une photo aux détenu.e.s)

C’est un peu l’image qui m’est venue à l'esprit en lisant les textes bibliques de ce matin. Il y a en effet de grands bouleversements dans ces textes : des hauts, des bas, et des actions assez extraordinaires : « Remplir de terre le creux des vallées… », ça, c’est envisageable, mais « Abaisser des montagnes… », c’est autrement plus difficile, voire incroyable !

Courte méditation de l'Avent, partagée avec les détenus des prisons, à Genève. Textes du jour: Ésaïe 40,1-5 et Luc 1,45-55.

Mais ces bouleversements inouïs ne sont pas des attractions de fête foraine, ils sont destinés à « Ouvrir un chemin pour le SEIGNEUR, dans le désert » (Ésaïe 40, 3-4). Ils parlent donc d’une réalité spirituelle et s’adresse à notre foi.

Ce chemin pour le SEIGNEUR semble impossible à réaliser, à cause de la sécheresse de nos vies, mais la promesse d’Ésaïe est qu’une nouvelle voie, un nouvel espoir, vient de s’ouvrir pour nous !

Mais quel peut être le sens de ces mots, qui semblent si exagérés ? Un peu plus loin dans le livre d’Ésaïe (49,13-14), nous lisons une image semblable, mais elle précise l’intention du Seigneur : « … Il réconforte son peuple, et à ses humiliés, il montre sa tendresse. » (13)

Et c’est exactement la louange de Marie dans son Magnificat ! Elle proclame un tel bouleversement : « Mon âme exalte le Seigneur parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. … Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides. » (1,48.52)  

Oui, ce chemin qui s’ouvre dans le désert, cette venue du Seigneur pour consoler, relever son peuple… Marie vient de le saisir dans sa propre existence, et d’une certaine manière, par son chant de louange, elle nous l’offre !

Cependant, le Magnificat, n’est pas un cri de vengeance des faibles sur les forts ! Il proclame, dans une société qui ignore les plus fragiles, une inversion des valeurs pour leur rendre leur dignité !

On aurait pu s’attendre à une révolution, à une guerre… mais le chant de Marie, nous annonce que ce bouleversement, ce rétablissement de la dignité des plus faibles, c’est la naissance d’un enfant qui va le réaliser !


 

vendredi 26 novembre 2021

Lorsque ce qu'il a dit arrivera (Une méditation de l'Avent)

 « Alors cet homme prendra plaisir à respecter le SEIGNEUR. Il ne jugera pas selon ce qu'il voit, il ne décidera pas d'après ce qu'il entend dire. » (Ésaïe, 11,3)

À l’époque du fléau des fakenews… ces mots du prophète Ésaïe font du bien ! Les fake news, vous le savez sans doute, sont de fausses informations, des nouvelles mensongères diffusées dans le but de manipuler ou de tromper le public.

Mais Ésaïe nous annonce un homme qui ne nous jugera pas selon les apparences, qui ne se laissera pas influencer par ce que l’on peut dire sur nous !

Quelle bonne nouvelle que de pouvoir compter sur une personne libre dans son discernement et capable d’indépendance ! Ces mots me remplissent de joie et de confiance…

Et vous, quels sentiments avez-vous en entendant ces paroles ? (Court échange avec les détenu.e.s)

Le tableau qui suit pourrait aussi nous faire craindre qu’il s’agît d’intox : "Alors le loup habitera avec l'agneau, le léopard se couchera près du cabri. Le veau et le jeune lion mangeront ensemble. Un petit garçon les conduira. » (Ésaïe 11,6)

La situation est assez extraordinaire : comment un petit enfant, petit et fragile, pourrait avoir une telle autorité, et conduire ensemble, pacifiquement, le prédateur et sa proie… ?

Comme pour les fake news, il ne s’agit pas de faire du sensationnel pour nous impressionner, mais c’est une image symbolique de la capacité de l’Esprit du Seigneur à nous conduire avec une autorité sans violence vers la paix.

Courte méditation de l'Avent, partagée avec les détenus des prisons, à Genève. Textes du jour: Ésaïe 11,1-9 et Luc 1,39-45.

Mais ce que le Seigneur accomplit peut nous mettre en mouvement, voire nous presser… Lorsque le texte de Luc nous dit que « Peu de temps après, Marie s'en va. Elle marche vite vers les montagnes, dans une ville de Judée. » (Luc1,39) pour rejoindre Élisabeth, elle ne court pas après le sensationnel mais elle cherche avec ferveur… Comme l’enfant d’Ésaïe, l’Esprit saint la conduit ; avec douceur et autorité, vers le la valeur spirituelle de ce lui arrive à elle, mais aussi à Élisabeth. 

Oui, l’Esprit du Seigneur anime la course de Marie, il anime son Esprit et son ventre, comme il anime le ventre d’Élisabeth… « Quand Élisabeth entend la salutation de Marie, l'enfant remue dans son ventre. Alors Élisabeth est remplie de l'Esprit Saint. »(Luc 1,41)

A l’enfant d’Ésaïe, viennent s’ajouter deux autres enfants : Jésus et Jean le Baptiste, qui se tiennent tous deux dans le sein de leurs mères. Et l’une et l’autre frémissent de joie et s’émerveillent !

Sans être femme, resterons-nous étrangers à tout cela, en les écoutant ? En tant qu’homme nous pouvons-nous pas également frémir intérieurement par l’action de l’Esprit Saint ?

Nous ne pouvons pas mettre au monde un enfant, mais ne pouvons-nous pas mettre au monde des œuvres de miséricorde et de non-violence ? L’Esprit Saint, en nous, ne pourrait-il pas produire la réconciliation réalisée par l’enfant d’Ésaïe ? Ne pourrait-il pas réconcilier le prédateur et la proie, le loupe et l'agneau, qui se battent en nous ?

Est-ce que j’oserais nous poser la question ainsi ? Quel enfant peut-il bondir en notre sein ? Quel « rejeton » - pour reprendre les mots du prophète - mettrons-nous au monde ?

L’un de vous pourrait-il nommer un de ces enfants que nous pourrions symboliquement « mettre au monde » ? (Court échange avec les détenu.e.s)

J’aimerais conclure en citant la béatitude d’Élisabeth, qui suscitera le célèbre Magnificat dans la bouche de Marie : « Tu es heureuse ! En effet, tu as fait confiance au Seigneur, et ce qu'il t'a dit arrivera. » (Luc 1,45)

« Tu es heureuse – tu es heureux… » parce que tu as eu confiance ! Comme pour ces deux femmes avant nous, le temps qui sépare notre foi de la joie de son accomplissement peut-être long… Mais ne nous laissons pas décourager : restons ouvert et patient, prêt à nous réjouir lorsque « ce qu'il a dit arrivera. »

lundi 22 novembre 2021

En deux mots… le courage d'être soi

A une personne détenue qui m'interrogeait sur ce qu’elle pouvait me dire ou pas au cours de nos entretiens

Je résumais :

« Vous pouvez tout me dire, mais je n’ai pas besoin de tout savoir pour vous accompagner ici… »

Parce que l’essentiel de l’écoute n’est pas toujours dans les mots.
Parce que la confiance mutuelle ne se négocie pas comme un achat.



samedi 6 novembre 2021

Poème du Champ de l'ombre...

Le titre de ce poème m'a été soufflé par un détenu que j'ai suivi pendant plusieurs années à la prison de Champ-Dollon, à Genève. Le jeu de mot se laisse ainsi aisément deviner

Je suis assis en face de toi
et toi de même, simplement, face à moi.

Tu es assis et je ne suis pas debout
Pas au-dessus ni éloigné
Chacun son équilibre
Chacun sa place, son espace, ses choix.

Et je t’écoute
Car mes lèvres te cèdent la préséance
Car tu comptes sur mon oreille attentive
Plus que sur mes paroles.

Et ta vie se dit
Et ma vie s’enrichit.
Je saisis ta parole
Et tu prends ton envol
Malgré ces murs qui nous enferment.

L’un en face de l’autre
L’un frère de l’autre.

Je marche au côté de ton être
Et tu chemines lentement
Vers ton courage d’être
Malgré ta peine à vivre libre
Au creux de ces murs qui te retiennent.

Toi, responsable et vivant
Moi, respectueux et patient
Pour que ces murs qui te condamnent
Puissent te relever avant de te libérer.



jeudi 28 octobre 2021

“A qui irions-nous?” (Petite leçon d’orientation spirituelle)

Lorsque je fais une randonnée en montagne, j’observe, je transpire – mais je médite aussi. Marcher est pour moi un exercice physique, et une petite formation spirituelle.

Sur votre feuillet,m il y a des panneaux d’orientation. Très utiles pour connaitre son but. Et prévoir le temps qu’il faudra pour y aller. Mais on ne les trouve que dans les bifurcations importantes.

Autrement, il y a de simples marques, visibles sur les arbres ou peints sur la pierre. Par exemple, comme ici, trois bandes de couleurs : blanc, rouge, blanc. Lorsque vous l’apercevez cela signifie que vous êtes sur le bon chemin.

Or, lors de ma dernière randonnée, j’ai vécu un moment particulier. Je marche sur un sentier et soudain plus de sentier. Je vois une large prairie qui monte devant moi ; à droite elle descend vers ce qui semble être mon but ; et à gauche j’aperçois un couple qui remontre sur un chemin, mais dans le sens opposé à ma direction.

Comment faire ? Pas de panneau ! Pas de sentier ! Pas de carte ni boussole ! Et un couple qui semble me dire « c’est par là », mais dans une étrange direction ! Je tourne un peu en rond… Je scrute cette prairie plusieurs fois… et soudain, je la vois, à 50 mètres devant moi, au milieu de la prairie, peinte sur un petit rocher : la marque blanc, rouge, blanc !

J’ai retrouvé mon chemin : je connais à nouveau la bonne direction. Je reprends ma route : rassuré, motivé et joyeux ! « J’étais perdu et je suis retrouvé ! »

Courte prédication offerte aux personnes détenues dans les prisons à Genève. Évangile de la prédication : Jean 6, 60-69.

Avec cette expérience, j’ai noté – et vous aussi sans doute – la valeur de cette marque : elle ne m’a pas seulement remis sur le bon chemin, elle rendu la joie de poursuivre dans ce si magnifique paysage.

Marcher, traverser des passages difficiles, chercher, se réjouir, penser abandonner… tous ces verbes ont quelque chose en commun avec notre Évangile du jour.

Ce chapitre a commencé par une marque, un signe de Jésus : la multiplication des pains. Puis, le sens et la valeur de de ce signe est discuté : quel est la valeur de ce pain ? Et qui est vraiment celui qui le donne ?

Mais la discussion se passe mal… il y a une dispute avec des responsables religieux, mais aussi avec des disciples qui le suivent. Au point que certains d’entre eux cessent de suivre Jésus !

En montagne, comme dans notre marche de disciple avec Jésus, nous traversons des situations qui nous désorientent ; des paroles de Jésus nous paraissent difficiles à accepter. La question se pose alors : « Et vous, ne voulez-vous pas partir ? » (67)

Au cœur de cet entretien entre Jésus et les Douze apôtres, il y a une marque importante pour s’orienter dans notre vie de disciple du Christ, un signe capital qui se trouve dans cette parole de Jésus : Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie ! (63)

Comment comprendre ces mots ? Jésus n’a pas dit mes paroles sont des formules toutes faites et sans surprises pour vous faciliter la vie… Jésus n’a pas dit mes paroles sont d’habiles slogans pour vous faire acheter ce que vous regretterez plus tard…

Il a dit esprit et vie : on entend tout de suite quelque chose d’important, de vrai et de permanent. Mais à aucun moment quelque chose d’évident !

Le malentendu est courant dans l’Évangile de Jean. Ici, c’est un peu comme si Jésus disait : vous ne voyez que les gestes que je fais, vous n’entendez que le son des mots que je dis, mais vous rester aveugle et sourd à ce qui se passe réellement !

Jésus le disait à un théologien juif : Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. (3,6). La chair, dans le Nouveau Testament, malgré toute sa richesse et sa complexité, ne peut recevoir d’elle-même la vie que le Christ nous offre . Et l’exigence est claire : il nous faut naître à l’Esprit !

Calvin, commentant ces paroles, précise : Si Jésus appelle sa Parole vie, c’est à cause de son effet, comme s’il l’appelait vivifiante. Dans les mots du Réformateur, c’est une manière de dire la parole du Christ comme foisonnante de vie et féconde pour notre être spirituel.

Une parole qui peut paraître rude, mais pas moins nécessaire et authentique. Et le vrai de l’amour n’est pas forcément sucré… la parole du Christ à des saveurs diverses !

L’exemple de ma randonnée en montagne nous rend bien service… mais elle manque un point important : Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. (68-69)

Dans sa confession, Pierre a des mots importants : A qui irions-nous ? – sinon à toi ! mais les verbes tu as – tu es… disent simplement que le lieu exact de notre foi et de notre paix, ce n’est pas une marque visible quelque part, mais elle se vit dans une relation intime avec une personne : Jésus – le Saint de Dieu !


 

samedi 23 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction - la conclusion (5)

Inspiré d'un travail de recherche en théologie pratique sur le thème de la bénédiction, je termine ici ma réflexions sur le texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, et fait le lien avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Après avoir pris le temps de lire cet épisode de Jacob au Yabboq et en réfléchissant à cette poussière, j’aimerais prendre le temps d’approfondir maintenant un second aspect du récit : au cœur de cette lutte étrange, une bénédiction est en jeu et elle est liée à un nom.

Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

Quel est ton nom?

En abordant le cours « Bénir - bénédiction », une autre question m’habitait : la bénédiction est-ce uniquement un temps de la liturgie adressé à l’assemblée à la fin d’une célébration ? N’y aurait-il pas quelque chose de la bénédiction dans l’accompagnement spirituel que je vis avec les personnes détenues ? J’en ai déjà dit quelques mots lors du chapitre précédent, mais avec l’angle spécifique des sens du mot diaconie. J’aimerais ici m’arrêter sur un chapitre d’E. Parmentier dans son livre « Cet étrange désir d’être béni. »[1]

La situation d’Ingrid Hermann, présentée par la théologienne, m’a renvoyé à ma propre situation d’aumônier dans les prisons. Son expérience auprès de ces enfants m’a convaincu que mon intuition n’était pas une illusion : quelqu’un dans sa pratique vivait une bénédiction en accompagnant des personnes en situation de vulnérabilité.

Malgré les limites, l’impuissance de son engagement, elle ouvre cependant des espaces qui peuvent donner de la valeur à la personne rencontrée, et je ne fais pas autre chose dans mon bureau de la prison. Et « appeler du bien, du respect, un avenir »[2] sur une personne, n’est-ce pas la bénir ?

Et puis il y a cette expression qu’elle formule en écho à la détermination de Jacob : « Nous ne vous laisserons pas sans que vous nous ayez béni. » Dans cette « lutte pour que la bénédiction soit et demeure »[3] auprès des personne détenues, dont je suis le compagnon de pain (étymologie du mot « compagnon), combien de fois ai-je pensé intérieurement – et dit parfois à haute voix – cette détermination ?

Bénir et être béni. Il y a équité dans notre communion avec le Seigneur qui béni. Il m’arrive de devoir clarifier avec eux que cette disposition spirituelle à vivre en Sa présence est un bien profondément partagé entre nous ? Il n’y a pas de Maître ni d’apprenti dans cette communion 

1. Bénir quelqu’un qui a un nom

J’aimerais, avant de conclure, réfléchir encore un moment à ce surprenant « ballet » de demandes du nom de chacun des lutteurs… et la réponse non moins surprenante de l’un d’eux. Chacun des protagonistes a, semble-t-il, une demande avec une intention différente selon qui pose la question : « l’homme » ou « Jacob »

Une première lecture donne l’impression d’une bénédiction jetée pour se débarrasser de la ténacité de Jacob qui fait craindre à « l’homme » de se retrouver captif de l’aurore. Mais il y a sa demande à connaître le nom de son adversaire. Elle souligne l’importance de connaître le nom pour bénir, ce qui m’a inspiré le titre de ce paragraphe : Bénir quelqu’un qui a un nom.

Lorsque Jacob devient Israël, il y a ici comme un hommage à la force de Jacob et une manière de donner à sa descendance une référence de courage pour le futur de sa « lutte avec Dieu et avec les hommes. » Mais le nouveau nom accordé à Jacob lui donne une audace nouvelle : 30Jacob lui demanda : « De grâce, indique-moi ton nom. » – « Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ? » Là même, il le bénit. Jacob semble avoir changé de ton et son intention n’est plus d’arracher une bénédiction mais de recevoir une grâce, celle de l’identité de « l’homme ». Veut-il avoir une confirmation de ce qu’il pressent depuis le début de cette lutte ?

La réponse de « l’homme » est étonnante, comme s’il faisait un clin d’œil à Jacob (« Mais enfin tu as bien saisi qui je suis ») ou un reproche amusé (« Tu sais bien que c’est impossible »). Dans cet échange, nous passons d’une bénédiction, accordée à quelqu’un qui a un nom, à un refus de révéler le nom de celui qui béni.

Il y a sans doute beaucoup à dire sur les liens de ce refus d’accéder à la demande de Jacob. Et ici encore, plusieurs parallèles bibliques existent. Ces références précisent notre compréhension de l’enjeu : « Donner son nom, c’est déjà se livrer. Dieu refuse de répondre pour sauvegarder son mystère, mais il bénit Jacob et confirme ainsi les bénédictions dont celui-ci a été l’objet. »[4]

2. Un nom et un visage

E. Parmentier note à propos de la formule de bénédiction qu’elle « donne visage à l’autre. »[5] Et je considère maintenant que les observations qui précèdent montrent qu’ il y a moyen de passer d’une formule de bénédiction, adressée à une assemblée, à une parole de bénédiction adressée à un visage, un individu.

Dans l’éthique de mon accompagnement, la bénédiction est accordée, de manière essentielle, par ma posture d’écoute « non jugeante ». Elle dit une ouverture avec laquelle je donne un visage à l’autre, non en le dévisageant, mais en l’envisageant…Ce non-jugement n’est pas une indifférence commode à la situation qui a mené ce visage en prison, mais il permet d’exercer un discernement important : je renonce à ne considérer l’infracteur par le seul prisme du délit.  Être bénédiction, dans cette posture, c’est redonner un visage à autrui, plutôt que de le frapper d’un masque d’indignité !

Ainsi, cette bénédiction, libre et consciente, donne non seulement un visage à celui que je rencontre, mais il façonne aussi quelque chose du mien. Cette mutualité de la bénédiction rejoint une note d’E. Parmentier à propos du visage de Jacob : « Ainsi la bénédiction de Dieu le rend à jamais vulnérable et fragile ! Le changement de nom ne vaut pas seulement pour Jacob, mais aussi pour le lieu, qui est interprété comme la « Face de Dieu » (Péni-El ), où un humain a vu la « face de Dieu » sans mourir.[6]

La vulnérabilité comme signe de notre humanité permettant d’apercevoir la face de Dieu sans mourir ? Cela représente une profonde interpellation ! Cette vulnérabilité devient entre nous un espace que je valorise, afin qu’il soit possible de vivre une réelle rencontre et un authentique « face-à-face », entre nous et en présence de Dieu ! Être vrai dans la faiblesse donne à notre rencontre « un visage de Dieu, qu’on le vive dans la fraternité de la foi ou celle de l’humanité. »[7]

E.       Vivre une expérience spirituelle.

Pour conclure cette étude, j’ai choisi de dire encore quelques mots sur ce que ce texte donne à voir – et sans doute invite à vivre – dans les temps de lutte de notre existence. « Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car « j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve ». (32,31)

Penouël, dont la variante orthographique est Peniel, signifie « Face de Dieu. »[8] T. Römer laisse entendre qu’en choisissant ce nom Jacob « a compris à qui il avait eu affaire. »[9] Nous avons déjà dit qu’une telle rencontre, dans la tradition biblique, ne devrait pas avoir lieu sans faire mourir l’humain. Et pourtant Jacob est resté en vie !  

Boitant sous un soleil qui se lève, c’est un Jacob plus apaisé qui s’exprime ici. Cette étrange lutte lui a fait la grâce de saisir l’identité de Celui qui l’a blessé et béni. Sa nouvelle identité est également le fruit de ce mystérieux face à face et cela me ramène à l’œuvre d’Arcabas, cité au début de cette étude : Jacob, nu et vulnérable, a pris conscience d’une expérience tout à fait rare : « … car j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve »

Et pour nous, c’est une bonne nouvelle qui va à l’encontre de tant de conceptions erronées sur les intentions de Dieu envers notre condition humaine. Oui, un face à face avec Dieu pourrait bien laisser une trace douloureuse en nous, mais il ne nous tuera pas !


[1] E. Parmentier, Non pas avoir, mais être bénédiction, Labor et Fides, 2021, p. 304-312
[2] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE
[3] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE
[4] Les notes TOB précise en 32,30 : Indique-moi ton nom, cf. Ex 3,13-14 ; Jg 13,17-18 ; voir Jn 17,6.26 ; Ap 19,13.
[5] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE
[6] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE
[7] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE
[8] Note de la TOB et Bible de Jérusalem
[9] T. Römer, L’Ancien Testament commenté, La Genèse, Labor et Fides et Bayard, 2016.



mardi 19 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction (4)

Inspiré d'un travail de recherche en théologie pratique sur le thème de la bénédiction, je poursuis ma réflexions sur le texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, et fait le lien avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Voici un premier développement en lien avec l'expression "se rouler dans la poussière".

Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

Et Jacob resta seul…

Avec cette expression, nous quittons l’agitation des préparatifs d’un sauvetage pour un moment plus décisif encore. Je suis sensible à l’impression que procurent ces quelques mots. Ils paraissent un instant prémonitoire avant une lutte éprouvante. Nous permettrait-il d’imaginer un Jacob vivant un instant de retour sur soi, une préparation intérieure avant une épreuve dont il pressentirait l’importance ? Le rédacteur n’a sans doute pas ce genre de préoccupations psychologiques, mais le fait qu’il prenne ici le temps d’une pause significative avant l’instant qui va suivre est une intention tout à fait plausible.

1.       Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore.

La question de l’identité de cet « homme » se pose. La Bible de Jérusalem traduit « quelqu’un », gardant le mystère. Si une telle situation peut surprendre un lecteur moderne, l’attaque d’un être surnaturel sur un humain est présentée par les commentateurs comme un motif courant du folklore antique.[1]

Cette attaque nocturne a d’ailleurs un parallèle biblique, en Ex 4,24-26. Moïse est sur le chemin du retour en Égypte, après son long séjour auprès de Jethro. Ici aussi, le Seigneur « l’aborda » (traduction TOB) et tente de le faire mourir. Il faut une réaction vive de Cippora, qui pratique sur son enfant la circoncision, pour que Moïse ait la vie sauve. Il semble que la raison de l’attaque soit un manquement de Moïse qui n’aurait pas pratiqué ce signe de l’Alliance sur son enfant.

Les notes de la TOB signalent encore un texte d’Osée (Os 12,4-5) qui parle d’une lutte avec Dieu, mais en indiquant clairement l’intermédiaire d’un ange. La lecture d’Osée cherche à interpréter, à mon sens, une certaine hésitation face à une situation assez ambigüe : comment Dieu pourrait-il venir « en personne » et lutter physiquement avec un être humain ? D’ailleurs, cette équivoque va courir tout au long de cet épisode.

L’étrangeté de ce corps à corps avec un être surnaturel suggèrent deux intentions principales :  « Expliquer le nom de Penouël qui signifie face de Dieu et donner une origine au nom d’Israël. »[2]

Mais il ne faudrait pas omettre un enjeu important de ce texte, à savoir la bénédiction et les questions qu’elle pose : est-elle arrachée à un adversaire pressé de quitter Jacob ? Ou accordée après que la demande de Jacob à connaître son nom, puis sa réponse énigmatique, ne laisse plus de doute sur son identité ? Quoiqu’il en soit, j’ai été tout de même surpris de sa mention au cœur de cette lutte – sans être particulièrement annoncée auparavant – comme si les combattants étaient seuls au courant de l’enjeu réel de cette lutte !

E. Parmentier, affirme que le Yabboq peut être compris comme le lieu d’un « corps à corps en se mêlant à la poussière » en associant les deux sens d’un un terme rare ‘abaq.[3] Ainsi, cette lutte physique, l’est-elle restée ou a-t-elle pu se transformer en un « cœur à cœur » ? Ce combat a quelque chose de la lutte intérieure d’un Jacob habitué à saisir par ruse et qui va apprendre à obtenir dans la faiblesse.

2.       Dans la poussière…

Ce mot poussière a très vite piqué ma curiosité. Il me parle, en effet, très personnellement car il a un lien important avec ma vocation à rejoindre l’humanité dans sa vulnérabilité. F. Lienhard, dans un chapitre consacré à La diaconie en rappelle l’étymologie : « Le terme diaconie signifie à travers la poussière (du grec dia = à travers, et conia = poussière). »[4]

A travers la poussière… Comment résister à cette interpellation ? Dans mon service diaconal ne suis-je pas justement appelé à « passer au-travers » de cette poussière de notre condition humaine, non en l’évitant, mais au contraire, en l’honorant dans sa fragilité originelle (« …car c’est du sol que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. » - Gn 3,19) ?

Dans l’épisode de Jacob au Yabboq, il y a cependant un mouvement de plus : il s’agit encore de se rouler dans la poussière. Pour le patriarche, ce fut une confrontation avec son humanité, dont la prodigieuse force semblait justement l’en priver, jusqu’à ce que sa blessure le rende plus « abordable »… Le Jacob boitant de la hanche n’est-il pas plus humble et vrai que celui qui tenait le Seigneur presque à sa portée ?

Ce combat de Jacob est aussi en quelque sorte le mien. En acceptant d’accompagner les mouvements intérieurs des personnes détenues, ne suis-je pas en train de me rouler avec eux dans la poussière de leur humanité en lutte et en souffrance ? Cette lutte n’est pas affrontement physique, mais confrontation fraternelle pour nous tenir au plus proche l’un de l’autre et partager une rencontre franche et courageuse. En somme, se rouler dans la poussière, donne à cette expression habituelle d’empathie une teinte d’authenticité et de compassion particulière à mes yeux.

Mais pour se mêler à la poussière de notre humaine condition[5], pour lutter selon les règles (2 Tm 2,5), il y a quelques saines postures à adopter, quelques sources auxquelles s’abreuver pour faire authentiquement « œuvre de miséricorde » au sens du chapitre 25 de l’Evangile selon Matthieu. J’ai trouvé dans ce chapitre de F. Lienhard, de telles exigences, dont voici quelques-unes que je présente brièvement.

3.       L’abaissement du Christ.

Et la première de ces attitude, la plus essentielle sans doute, qui donne à la diaconie sa valeur et sa qualité, est présentée par Lienhard comme étant une imitation de l’abaissement du Christ, dont il approfondi le sens en s’appuyant sur un autre auteur : « La diaconie du Christ opère une réorientation fondamentale de la manière de vivre des êtres humains, alors que l’humanité pécheresse tend à s’élever, le Christ invite à s’abaisser. »[6]

Mais que serait une imitation sans ce que nous appelons la suivance du Christ ? On peut imiter sans être proche, et c’est à une vie de disciple qu’il faut appeler pour avoir une chance de le vivre réellement et d’en assumer la responsabilité sans artifice.

Cette marche avec le Christ implique des renoncements, tels que la « poursuite de ces intérêts propres » par exemple[7]. Cet abaissement, auquel je consens, en ayant le Christ comme Maître, n’est pas celui d’une rencontre avec des personnes abaissées parce que sanctionnées d’une peine de prison. Au contraire mon abaissement est une rencontre respectueuse et franche, une posture d’humilité qui nous permettra à l’un comme à l’autre de nous « élever » vers des libertés nouvelles, « Car tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. » - Lc 14,11. Aussi, est-il tout à fait nécessaire qu’intimement je me sois roulé dans la poussière avec le Christ avant de le faire avec eux !

4.       La grâce mieux que la bienfaisance…

Il y une source où puiser pour traverser la poussière de notre humaine condition avec autant de liberté que de courage : la grâce. Et F. Lienhard de nommer un écueil qui nous en privera en ne produisant qu’une posture de bienfaisance condescendante au lieu d’une authentique compassion.[8]

Ne pas se placer plus haut, mais dans une mutualité partagée et reconnue. La grâce comme le fruit d’une « faiblesse assumée, rendue possible par la foi. »[9] L’autorité de mon accompagnement et sa reconnaissance par autrui vient de cette profession de foi : « le chrétien est par nature aussi pauvre que celui qu’il veut secourir, mais il peut accepter cette pauvreté et en faire le lieu de la rencontre d’autrui. »[10]

Je pense à Frère Roger qui refusait le terme de Maître spirituel. Le service diaconal est pétri d’humilité, mais il n’en a pas le monopole… Et le faudrait-il d’ailleurs ?

5.       La diaconie : donner à vivre sans exclure…

Dans son article, F. Lienhard parle encore de l’usage profane du terme diaconie pour désigner un service qui donne la priorité au besoin de celui qui est servi. Dans son sens de « servir à table », il oriente notre engagement vers la responsabilité de « donner les moyens de vivre et servir d’une manière générale. »[11]

Ainsi, me mêler à la poussière signifie le choix de ne pas écarter le profane au profit du religieux. Mon service à table implique de donner la priorité aux besoins réels de la personne. D’ailleurs, ce qui est dit profane m’est souvent apparu comme la meilleure entrée vers un entretien qui ouvrira à une dimension spirituelle, souvent à la surprise de mon interlocuteur !

Cet engagement à accueillir toute personne dans toute sa réalité est une des valeurs de base de notre engagement, comme le précise notre Charte de l’Aumônerie Œcuménique des prisons.[12] Dans ce cas, me mêler à la poussière sera d’écouter d’abord ce qui les fait vivre. Je rencontre leur humanité dans une joyeuse et féconde ignorance, « …car j’ai appris qu’une écoute qui sait, n’entend plus. »[13]

Mais cette approche, que je qualifierais d’inclusive, est une posture également critique de ce que le religieux peut impliquer d’exclusion. Je pense que la diaconie est un contrepoint polémique vis-à-vis du sacré lorsqu’il cherche à faire mentir la grâce ! Ma critique de l’exclusion au nom de la religion n’est-elle d’ailleurs pas présente dans presque chaque ligne des Évangiles ? Un des textes, fondamental pour mon engagement pastoral, présente Jésus de Nazareth venant désavouer une exclusion au nom de la religion et rappeler à des religieux : « Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Mt 9,13)


[1] Les notes de la TOB, La Bible de Jérusalem, et T. Römer, Op.cit.
[2] Les notes de la TOB, La Bible de Jérusalem, et T. Römer, Op.cit.
[3] Élisabeth Parmentier, Notes de cours – UniGE
[4] Fritz Lienhard, la diaconie, dir. Bernard Kaempf, Introduction à la Théologie pratique, PUS, 1997.
[5] L’expression est d’E. Parmentier dans Cet étrange désir d’être bénis, Labor et Fides, 2020, p.308.
[6] P. Philippi, Chirstozentrishe Diakonie, Munich, Kaiser, 1971, cité par F. Lienhard, p.269.
[7] F. Liehnard, op.cit., p.269
[8] F. Lienhard, Op.cit., p.270.
[9] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[10] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[11] F. Lienhard, Ibid., p.260.
[12] « Dans le cadre de la loi et des règlements qui reconnaissent sa présence qualifiée, l’Aumônerie Œcuménique des prisons a pour mission de répondre aux besoins spirituels et religieux des personnes détenues. Elle participe au maintien des liens indispensables au respect de la dignité humaine. (…) Elle offre aux personnes en détention, sans distinction de croyance ou de foi, un espace de rencontre avec des aumôniers qualifiés, formés à l’accompagnement spirituel, à l’écoute et au dialogue. » (Mandat de l’Aumônerie Œcuménique des Prisons) 
[13] E. Imseng, dans Christophe Vuilleumier, Champ-Dollon – les 40e rugissants (1977-2017), Slatkine, 2017, p.75
 

Pour vivre l'Evangile du Ressuscité: être chaussé de bonnes lunettes et bonnes chaussures !...

Prédication de ce dimanche, partagée avec la communauté paroissiale de Lutry-Belmont. Texte du jour: Evangile de Luc, chapitre 24, 35-48. Av...