Inspiré d'un travail de recherche en théologie pratique sur le thème de la bénédiction, je termine ici ma réflexions sur le texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, et fait le lien avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.
Après avoir pris le temps de lire cet épisode de Jacob au Yabboq et en réfléchissant à cette poussière, j’aimerais prendre le temps d’approfondir maintenant un second aspect du récit : au cœur de cette lutte étrange, une bénédiction est en jeu et elle est liée à un nom.
Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).
Quel est ton nom?
En abordant le cours « Bénir - bénédiction », une autre question m’habitait : la bénédiction est-ce uniquement un temps de la liturgie adressé à l’assemblée à la fin d’une célébration ? N’y aurait-il pas quelque chose de la bénédiction dans l’accompagnement spirituel que je vis avec les personnes détenues ? J’en ai déjà dit quelques mots lors du chapitre précédent, mais avec l’angle spécifique des sens du mot diaconie. J’aimerais ici m’arrêter sur un chapitre d’E. Parmentier dans son livre « Cet étrange désir d’être béni. »
La situation d’Ingrid Hermann, présentée par la théologienne, m’a renvoyé à ma propre situation d’aumônier dans les prisons. Son expérience auprès de ces enfants m’a convaincu que mon intuition n’était pas une illusion : quelqu’un dans sa pratique vivait une bénédiction en accompagnant des personnes en situation de vulnérabilité.
Malgré les limites, l’impuissance de son engagement, elle ouvre cependant des espaces qui peuvent donner de la valeur à la personne rencontrée, et je ne fais pas autre chose dans mon bureau de la prison. Et « appeler du bien, du respect, un avenir » sur une personne, n’est-ce pas la bénir ?
Et puis il y a cette expression qu’elle formule en écho à la détermination de Jacob : « Nous ne vous laisserons pas sans que vous nous ayez béni. » Dans cette « lutte pour que la bénédiction soit et demeure » auprès des personne détenues, dont je suis le compagnon de pain (étymologie du mot « compagnon), combien de fois ai-je pensé intérieurement – et dit parfois à haute voix – cette détermination ?
Bénir et être béni. Il y a équité dans notre communion avec le Seigneur qui béni. Il m’arrive de devoir clarifier avec eux que cette disposition spirituelle à vivre en Sa présence est un bien profondément partagé entre nous ? Il n’y a pas de Maître ni d’apprenti dans cette communion
1. Bénir quelqu’un qui a un nom
J’aimerais, avant de conclure, réfléchir encore un moment à ce surprenant « ballet » de demandes du nom de chacun des lutteurs… et la réponse non moins surprenante de l’un d’eux. Chacun des protagonistes a, semble-t-il, une demande avec une intention différente selon qui pose la question : « l’homme » ou « Jacob »
Une première lecture donne l’impression d’une bénédiction jetée pour se débarrasser de la ténacité de Jacob qui fait craindre à « l’homme » de se retrouver captif de l’aurore. Mais il y a sa demande à connaître le nom de son adversaire. Elle souligne l’importance de connaître le nom pour bénir, ce qui m’a inspiré le titre de ce paragraphe : Bénir quelqu’un qui a un nom.
Lorsque Jacob devient Israël, il y a ici comme un hommage à la force de Jacob et une manière de donner à sa descendance une référence de courage pour le futur de sa « lutte avec Dieu et avec les hommes. » Mais le nouveau nom accordé à Jacob lui donne une audace nouvelle : 30Jacob lui demanda : « De grâce, indique-moi ton nom. » – « Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ? » Là même, il le bénit. Jacob semble avoir changé de ton et son intention n’est plus d’arracher une bénédiction mais de recevoir une grâce, celle de l’identité de « l’homme ». Veut-il avoir une confirmation de ce qu’il pressent depuis le début de cette lutte ?
La réponse de « l’homme » est étonnante, comme s’il faisait un clin d’œil à Jacob (« Mais enfin tu as bien saisi qui je suis ») ou un reproche amusé (« Tu sais bien que c’est impossible »). Dans cet échange, nous passons d’une bénédiction, accordée à quelqu’un qui a un nom, à un refus de révéler le nom de celui qui béni.
Il y a sans doute beaucoup à dire sur les liens de ce refus d’accéder à la demande de Jacob. Et ici encore, plusieurs parallèles bibliques existent. Ces références précisent notre compréhension de l’enjeu : « Donner son nom, c’est déjà se livrer. Dieu refuse de répondre pour sauvegarder son mystère, mais il bénit Jacob et confirme ainsi les bénédictions dont celui-ci a été l’objet. »
2. Un nom et un visage
E. Parmentier note à propos de la formule de bénédiction qu’elle « donne visage à l’autre. » Et je considère maintenant que les observations qui précèdent montrent qu’ il y a moyen de passer d’une formule de bénédiction, adressée à une assemblée, à une parole de bénédiction adressée à un visage, un individu.
Dans l’éthique de mon accompagnement, la bénédiction est accordée, de manière essentielle, par ma posture d’écoute « non jugeante ». Elle dit une ouverture avec laquelle je donne un visage à l’autre, non en le dévisageant, mais en l’envisageant…Ce non-jugement n’est pas une indifférence commode à la situation qui a mené ce visage en prison, mais il permet d’exercer un discernement important : je renonce à ne considérer l’infracteur par le seul prisme du délit. Être bénédiction, dans cette posture, c’est redonner un visage à autrui, plutôt que de le frapper d’un masque d’indignité !
Ainsi, cette bénédiction, libre et consciente, donne non seulement un visage à celui que je rencontre, mais il façonne aussi quelque chose du mien. Cette mutualité de la bénédiction rejoint une note d’E. Parmentier à propos du visage de Jacob : « Ainsi la bénédiction de Dieu le rend à jamais vulnérable et fragile ! Le changement de nom ne vaut pas seulement pour Jacob, mais aussi pour le lieu, qui est interprété comme la « Face de Dieu » (Péni-El ), où un humain a vu la « face de Dieu » sans mourir.
La vulnérabilité comme signe de notre humanité permettant d’apercevoir la face de Dieu sans mourir ? Cela représente une profonde interpellation ! Cette vulnérabilité devient entre nous un espace que je valorise, afin qu’il soit possible de vivre une réelle rencontre et un authentique « face-à-face », entre nous et en présence de Dieu ! Être vrai dans la faiblesse donne à notre rencontre « un visage de Dieu, qu’on le vive dans la fraternité de la foi ou celle de l’humanité. »
E. Vivre une expérience spirituelle.
Pour conclure cette étude, j’ai choisi de dire encore quelques mots sur ce que ce texte donne à voir – et sans doute invite à vivre – dans les temps de lutte de notre existence. « Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car « j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve ». (32,31)
Penouël, dont la variante orthographique est Peniel, signifie « Face de Dieu. » T. Römer laisse entendre qu’en choisissant ce nom Jacob « a compris à qui il avait eu affaire. » Nous avons déjà dit qu’une telle rencontre, dans la tradition biblique, ne devrait pas avoir lieu sans faire mourir l’humain. Et pourtant Jacob est resté en vie !
Boitant sous un soleil qui se lève, c’est un Jacob plus apaisé qui s’exprime ici. Cette étrange lutte lui a fait la grâce de saisir l’identité de Celui qui l’a blessé et béni. Sa nouvelle identité est également le fruit de ce mystérieux face à face et cela me ramène à l’œuvre d’Arcabas, cité au début de cette étude : Jacob, nu et vulnérable, a pris conscience d’une expérience tout à fait rare : « … car j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve »
Et pour nous, c’est une bonne nouvelle qui va à l’encontre de tant de conceptions erronées sur les intentions de Dieu envers notre condition humaine. Oui, un face à face avec Dieu pourrait bien laisser une trace douloureuse en nous, mais il ne nous tuera pas !
Illustration: un des chapiteaux de la Basilique de Vézelay. Salle du Clos à Vézelay.