mercredi 10 juillet 2024

Jacob au Yabboq, une bénédiction (3 - Une republication de l'été)

 Je continue cette série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction. J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Avant d'aborder le vif du sujet, il m'a fallu encore présenter le contexte de ce récit ce que j'ai choisi de faire en le structurant avec le thème de la nuit qui occupe une place significative dans l'ensemble de cet épisode. 

Ainsi donc, encore un peu de patience… Ce récit est si riche de signification et de spiritualité ! Je pense, que cela en vaut la peine.

Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

Les nuits de Jacob

1.       Une nuit, vingt ans plus tôt.

Les « messagers de Dieu » de notre épisode me rappellent ceux que Jacob a vu lors de sa fuite vers Harrân. (Gn 28,10ss cf. 31,38). Lors de cette nuit, endormi au pied de la « maison de Dieu », Jacob fait un songe étonnant et entend une parole du Seigneur. Il vaut la peine de rappeler qu’elle lui confirmait la promesse de l’héritage d’Abraham : une terre et une nombreuse descendance auxquelles s’ajoutait une bénédiction pour toutes les familles de la terre, et un engagement indéfectible du SEIGNEUR à être avec lui partout où il ira, jusqu’au plein accomplissement de la Parole de Dieu (28,13-15). D’ailleurs, au cœur de la crise qu’il traverse au Yabboq, Jacob invoquera cette parole du Seigneur dans sa prière de supplication (32,10-14)

Cette promesse d’une descendance pareille à la poussière de la terre accordée à Jacob et cette bénédiction pour toutes les familles de la terre à travers lui, est un « à venir » qui nous concernera également par les vertus de son accomplissement en Christ.

2.       Une nuit … apaisée.

Jacob qui a pris la fuite, bien que celle-ci ait été ordonnée par une parole du Seigneur (31,3), est poursuivi par Laban accompagné de ces « frères », c’est-à-dire son clan et sa famille. Ils rejoignent le campement de Jacob. Il s’ensuit un échange très tendu entre Jacob et son beau-père. Mais les propos de Jacob apaisent Laban qui propose un nouvel accord, puis tous passent une nuit « dans la montagne » (Voir Gn 31,51-54). Laban paraît être tout à fait apaisé, embrassant sa descendance et la bénissant avant de retourner dans son pays (32,1).

Au sujet de la bénédiction, en voici une qui clos une querelle, comme une bénédiction, comme un signe d’apaisement après un conflit. Cette nuit paisible offre une pause à la narration en laissant Jacob souffler un peu avant la nuit suivante qui sera éprouvante, intense et décisive.

Je trouve intéressant de relever que cet épisode de Gn 32, après celui de Gn 28, nous présente un Jacob ayant fui deux fois : son frère Esaü tout d’abord, et ici son oncle Laban. Mais cette fois-ci, Jacob devra « faire face », et ce ne sera pas n’importe quel vis-à-vis qu’il va affronter, mais… « la face de Dieu » (32,31).

3.       Une nuit … agitée.

Jacob, qui s’est dégagé de l’emprise de son oncle, va maintenant affronter son frère Esaü qu’il a laissé vingt ans plus tôt dans la fureur et un sourd désir de vengeance (27,41). C’est vers une nuit agitée que Jacob se dirige (14), mais pour l’instant, il poursuit sa route quand surviennent « des messagers de Dieu » ! Cette mention m’a surpris par sa brièveté et d’ailleurs elle semble surprendre également Jacob, car, en les voyant, il s’écrie « C’est un camp de Dieu ! » (32,2)

Il y a ici comme une préface à ce qui va suivre. Mais que peut signifier cet expression « camp de Dieu » ? Serait-ce qu’un Dieu nomade rejoindrait ce camp de bédouins ? Y aurait-il ici un signe annonçant l’identité de cet « homme » mystérieux qui affrontera tout à l’heure Jacob ? Dans tous les cas, je pense qu’elle induit le mystère d’une présence surnaturelle et donne en effet un indice de l’identité de l’agresseur qui va surprendre Jacob.

Ce « campement de Dieu » survenant près de Jacob m’évoque aussi « la tente » que le Verbe qui s’est fait chair est venu dresser parmi nous (Jn 1,14). Et c’est dans la première lettre de Jean qu’E. Parmentier retrouve également cette annonce de son « campement parmi nous » : « La Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père. » (1 Jn 1,14)

Ces deux références bibliques font un pont entre l’identité masquée de « l’homme »[1] et cette présence glorieuse du Fils, emplie de grâce et vérité, mais invisible sans les yeux de la foi. E. Parmentier parle de « gloire paradoxale »[2] que les puissants ne seront pas contraints de reconnaître, mais chacun devra affronter la crise auquel le Messie soumet « tous les pouvoirs. »[3] Dans les pages de la Genèse que nous lisons, c’est à Jacob, patriarche en fuite et dans l’angoisse de la mort, de traverser cette crise. Elle ne remet pas forcément un pouvoir temporel en question, mais bien un autre pouvoir dont Jacob a usé et abusé : celui de contrôler par ruse…

4.       Le soleil se levait…

Il se lève sur la fin des nuits de Jacob. Cette mention d’un soleil levant n’est pas fortuite à mon sens. Je vois dans cet astre du jour qui se lève, après cette nuit de lutte, un jour nouveau pour l’avenir de Jacob. Ce soleil qui vient baigner le patriarche de sa lumière bienfaisante, désormais Israël, est d’ailleurs commenté par T. Römer comme un « symbole du renouvellement de la vie ou de l’intervention salutaire de Dieu ».[4]

La lutte qu’il vient de vivre et de remporter, bien que blessé, lui accorde deux signes. L’un, spirituel : un nom nouveau qui fait de Jacob le Père d’un peuple universel. Et un signe visible dans son corps : « Il boitait de la hanche. » (32,32). Le premier pour la descendance à venir et le second comme… un secret gardé entre les deux adversaires ? Une question que m’a soufflé la discrétion accordée à cette blessure : on en reparle quasi plus, excepté dans la mention des prescriptions alimentaires, qui sont d’ailleurs tout aussi discrètes dans les autres livres bibliques.

Pour le moment, ce soleil qui se lève introduit à une étape nouvelle pour un homme affaiblit qui a craint pour sa vie. Un soleil qui continuera de se lever jusqu’à l’accomplissement de ce salut pour toutes les nations, et que célébrera le prêtre Zacharie : « …Il fera briller sur nous une lumière d’en haut, semblable à celle du soleil levant, pour éclairer ceux qui se trouvent dans la nuit et dans l’ombre de la mort, pour diriger nos pas sur le chemin de la paix. » (Lc 1,78-79)




lundi 8 juillet 2024

Jacob au Yabboq, une bénédiction (2 - une republication de l'été)

Je continue cette série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction. J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Mais auparavant, je poursuis la présentation de mon projet d'étude, en particulier sur le contexte géographique. Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

A.    "... et il passa le gué du Yabboq."

Ces quelques mots introduisent la géographie de l’épisode. Comme on peut le voir sur la carte ci-contre, le Yabboq est un affluent qui se trouve sur la rive orientale de la Vallée du Jourdain.

Nous sommes à peu près à mi-chemin entre le lac de Kinnereth et la mer salée. Ainsi, ce passage entre deux eaux, nous offrirait-il une petite note symbolique ? Jacob se situerait-il dans un espace de transition, entre vie et mort, entre une source d’eau vive et une réservoir d’eau morte, entre un lieu qui transmet la vie et un autre qui fait mourir ?

Sur le seuil de ce récit, nous retournons sur le passé de Jacob : en particulier, sa fuite à Harrân, chez son oncle Laban, pour échapper à son frère Esaü. Après avoir acquis par ruse le rang de son frère aîné, puis usurpé son identité pour obtenir la bénédiction de son père, Isaac, il a fallu trouver un refuge pour échapper à des représailles (Gn 27 – 28). Notre épisode se situe lors de l’arrivée de Jacob sur la terre qu’il a quittée vingt ans plus tôt.

Jacob ne nomme pas lui-même ce lieu, comme nous le verrons en d’autres circonstances : il est donné par le rédacteur : le gué du Yabboq. D’après ce que j’ai pu observer sur les cartes, il indique un passage autorisé permettant une entrée aisée sur le territoire pour une caravane aussi importante que celle du clan de Jacob.

Mais il y a également une portée symbolique qu’E. Parmentier signale[1] : « Yabboq représentant à la fois un passage symbolique et territorial, de la terre étrangère à la patrie. » Ainsi le lieu choisi n’est pas un hasard, que ce soit par le sens de « se battre », auquel s’ajoute la signification du nom de Jacob « le talonneur » et son nom nouveau « Dieu se montre fort »[2], c’est tout un programme qui s’ouvre devant nous… Mais alors que Jacob craint les représailles de son frère Esaü, c’est vers un tout autre combat qu’il se dirige !

L’intention première de ce récit me paraît être de donner une profondeur spirituelle et un sens religieux à l’avenir de l’Alliance avec Yahvé : Jacob va devenir Israël, prendre sa part de l’héritage des promesses faites à Abraham. Le « talonneur », dont la force était de saisir par la ruse, va devenir « le lutteur », dont la force sera celle d’avoir été « blessé mais vainqueur »[3]. En revenant sur sa terre, Jacob reviendrait-il sur « les lieux du crime », vers le lieu d’une bénédiction « usurpée » pour en obtenir une « à la loyale. » ? C’est à voir …

Quelques mots sur le contenu de cette étude. Il y a des choix que l’on fait sans penser à ce qu’ils pourraient nous coûter d’efforts… et de lutte ! Celle d’avoir choisi le récit de la lutte de Jacob m’en a coûté passablement ! Ce récit a tant d’intensité et de richesses spirituelles qu’il a été douloureux de n’en choisir que quelques-unes. J’ai voulu présenter tout d’abord le récit et son contexte avant d’aborder deux points en lien avec ma pratique de l’accompagnement spirituel auprès des personnes détenues. La poussière, comme un lieu de notre humanité, puis le nom comme un espace de notre vocation, avant de conclure par ce que peut signifier le vécu de cette expérience spirituelle.

J’aimerais encore remercier ma compagne, Elisabeth, dont le joyeux bon sens m’a souvent tiré d’affaire dans les méandres de mes réflexions touffues, et en particulier, pour ses relectures attentives des différentes versions de mon texte.



vendredi 5 juillet 2024

Jacob au Yabboq, une bénédiction (1 - Une republication de l'été)

J'ouvre, avec cette première publication, une série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction.

J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Ici, le texte biblique et une courte introduction.

Livre de la Genèse : 32, 23-33 (Traduction Œcuménique de la Bible)

Le passage du Yabboq

23Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants, et il passa le gué du Yabboq.

24Il les prit et leur fit passer le torrent, puis il fit passer ce qui lui appartenait,

25et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore.

26Il vit qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il heurta Jacob à la courbe du fémur qui se déboîta alors qu’il roulait avec lui dans la poussière.

27Il lui dit : « Laisse-moi car l’aurore s’est levée. » – « Je ne te laisserai pas, répondit-il, que tu ne m’aies béni. »

28Il lui dit : « Quel est ton nom ? » – « Jacob », répondit-il.

29Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. »

30Jacob lui demanda : « De grâce, indique-moi ton nom. » – « Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ? » Là même, il le bénit.

31Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car « j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve ».

32Le soleil se levait quand il passa Penouël. Il boitait de la hanche.

33C’est pourquoi les fils d’Israël ne mangent pas le muscle de la cuisse qui est à la courbe du fémur, aujourd’hui encore. Il avait en effet heurté Jacob à la courbe du fémur, au muscle de la cuisse.

Le récit dit « la lutte de Jacob avec l’ange » a inspiré de nombreux artistes, en particulier dans la peinture. J’ai choisi l’œuvre d’Arcabas pour l’illustrer. Il y a comme une inversion des rôles par rapport au récit : la force de Jacob et la brutalité de l’ange sont transformés en une étreinte de tendresse ! Et au cœur de cette étreinte, un Jacob nu, marqué à la hanche par un hématome, comme un signe plutôt qu’une blessure.

Cette nudité de Jacob me parle de vulnérabilité, pas immédiatement lisible dans cet épisode, mais que l’on perçoit dans les lignes qui le précède (et d’autres épisodes avant lui). Je garde cette représentation de la tendresse d’un Dieu « caché dans un ange » et de cette vulnérabilité de Jacob luttant pour son avenir.

Si Arcabas a pris sa liberté par rapport à ce récit, je prendrai la mienne en le laissant parler à ma pratique de l’accompagnement spirituel des personnes détenues.


Jean-Marie Pirot, plus connu sous le nom d'Arcabas, est un peintre et sculpteur français reconnu en France et à l'étranger pour son importante production dans le domaine de l'art sacré contemporain.

mercredi 26 juin 2024

"Dieu me pardonneras, c'est son métier."

"Dieu me pardonneras, c'est son métier."

On connait sans doute la citation du poète Heinrich Heine. Elle me laisse, après un petit sourire, une certaine gêne pourtant, comme si l'on pouvait vivre une expérience si nécessaire comme étant quasi automatisée par l'excellence d'une compétence divine et infaillible !
 
Mais en voici une autre qui a retenu mon attention lors d'une lecture :
 
"On en pardonne pas quelque chose, on pardonne à quelqu'un
L'acte reste mauvais, mais la personne ne le devient pas.
On ne peut la réduire à son geste nocif.
Pardonner revient à considérer l'individu en entier, 
à lui redonner le respect et le crédit qu'il mérite." 
 
De Eric-Emmanuel Schmitt, dans La vengeance du pardon
 
Ne pas réduire la personne à son geste a fait partie des "fondamentaux" dans ma pratique de l'accompagnement des personnes détenues.
 
Ces mots me rappellent un entretien avec un détenu qui me demandait : "Est-ce que Dieu pardonne tout ?"
 
Après un court instant, j'ai eu ces mots : "Non, Dieu ne pardonne pas tout... Mais je sais qu'il pardonne à toutes et tous !"
 
Si je vous choque, pardonnez-moi... 

Mais il m'a semblé, après coup, avoir écarté par ces mots inattendus le risque d'une instrumentalisation du pardon de Dieu.

jeudi 20 juin 2024

"J'irais où tu iras..."

« J’IRAI OÙ TU IRAS, mon pays sera toi. J'irai où tu iras. Qu'importe la place, qu'importe l'endroit"
Vous aurez peut-être reconnu les paroles d'une célèbre chanson de Céline Dion. Elles font un écho assez étonnant à celles que nous venons de lire dans l'Evangile.
Une "Diachroniques" inspirée du texte de l'Evangile du jour: Luc chapitre 9, versets 59 à 62.
Le texte de Luc, en effet, nous livre deux courts échanges entre le Maître de Nazareth et des personnes que sa parole a sans doute enflammé comme Jérémie que nous avons lu également
En lisant rapidement ces échanges, nous pouvons être choqué par les paroles « excessives », les réponses si tranchantes, de Jésus ! Quel sens donner à de telles « exigences radicales » ?
Peut-être faut-il se rappelé tout d’abord que Jésus à « sa Passion » en point de mire… Lui n’a pas le « luxe » de faire des petites haltes ou revenir sur ses pas – que cela soit légitime ou pas… Il va de l’avant, il est en chemin, il marche résolument vers Jérusalem, et rien ne doit retarder l’accomplissement de sa mission. Il a devant lui, selon les mots de l’exégète Daniel Marguerat, : « l’urgence d’annoncer la venue du Règne de Dieu et cela prime sur les devoirs même les plus sacrés. »
A nous aussi de retenir la leçon : être en marche, ne pas traîner en chemin... et vivre l’Evangile non en méprisant nos proches ou les réalités de la vie quotidiennes, mais en lui donnant la priorité dans notre vie quotidienne. C’est peut-être ce qui nous concerne dans les paroles de Jésus : L’Evangile n’est pas un loisir du week-end mais une parole qui féconde toute notre vie – y compris et plus encore les moments les plus significatifs de notre existence.
Je te suivrai « partout où tu iras »… ? Eh bien, ce n’est pas toujours très confortable : moins bien logé que les renards ou les oiseaux du ciel ! L’errance et la vulnérabilité dont parle Jésus n’est-elle d’ailleurs pas aussi en partie la nôtre aujourd’hui ?
L’apôtre Pierre nous désignait comme des gens de passage et des étranger sur la terre (1 P 2,11), cependant, quel que soit le lieu où nous le suivons, que nous soyons dans la sérénité ou la fragilité, notre vie est fécondée par la parole du Christ.
Et lorsqu’il nous invite à le suivre, il s’engage à être près de nous. Je pense aux mots du Cantique des cantiques : « … sa bannière sur moi, c’est l’amour. » (Ct 2,4). L’amour, comme le signe de sa présence et de notre confiance.

Photo : Éric Imseng 



dimanche 16 juin 2024

Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ?...

Que ce soit dans les geôles de Babylone ou sur le chemin d’Emmaüs, en dépit des circonstances est-il possible de voyager léger ? L’adversité n’est-elle pas irrémédiablement contre nous ? N’assombrit-elle pas notre lieu, ne durcit-elle pas notre chemin ? Et rien d’autre ?

Une prédication offerte à la communauté paroissiale de Savigny-Forel, pour le dimanche des réfugiés. Textes du jour: le Psaume 137 et Luc 24,13-35.

Permettez-moi de vous raconter une courte histoire. Un voyageur entend parler d’un sage qu’il ne devrait pas manquer de rencontrer. Il accepte et se rende chez cet homme, arrive à sa demeure et entre. Il se saluent… Mais le voyageur s’aperçoit que le sage ne possède qu’un lit, une petite table et une chaise dans sa maison. Le voyageur étonné questionne : Maître je suis surpris de voir que votre demeure soit si dépouillée : où sont tous vos meubles ? Et le sage de répondre : Et les tiens, où sont-ils ? Oh, mais moi – réponde le voyageur - je ne suis que de passage ici… Et le sage de conclure : Eh bien moi, c’est pareil.

Se savoir « de passage » ici-bas… Se désencombrer de l’inutile ?... Ma courte histoire parle de biens matériel – comme l’image de notre être intérieur. Elle fait écho aux textes que nous venons de lire avec leurs détresses existentielles. Chacun à leur manière, ils nous rappellent qu’avant de retrouver un peu de cette légèreté d’être, il est nécessaire d’alléger le fardeau qui pèse sur notre âme, il est important de laisser se dire notre souffrance.

Et si le Psaume 137 – en particulier sa conclusion – peut choquer, il peut aussi nous ouvrir une voie à l’expression franche de notre douleur, de notre colère ! On peut parler ici de catharsis, qui est un processus qui va permettre de réguler une émotion difficile. Ainsi, plutôt que d’être condamnable, l’invective qui conclut le Psaume nous invite à assumer nos cris de douleurs. Le cri comme un processus de purification par la parole quand notre vie intérieure est outragée ou dépitée ? Oui, sans doute.

J’ai le souvenir d’une formation à la communication non-violente. Dans un exercice pratique de résolution d’un conflit, la première étape était de laisser libre cours à notre colère – envers autrui comme envers soi… Une première étape, mais pas le seul but. S’ensuivait alors, une fois libéré de flot de la colère ou de la culpabilité, d’explorer ensuite nos sentiments, nos besoins, pour parvenir à nous situer sans violence dans cette situation.

Je me souviens avoir pensé au cours de cet exercice à l’avertissement de la lettre aux Ephésiens : Etes-vous en colère ? ne péchez pas ; que le soleil ne se couche pas sur votre ressentiment » (4,26). Le poison n’est pas la colère mais sa détérioration en nous, sa rumination « de jour en jour de soleil couché en soleil couché… » La pourriture d’un ressentiment inavoué ou négligé est comme le fruit gâté d’une corbeille à fruit qui finit par les abîmer tous !

Que ce soit sur les routes de l’exil ou dans le quotidien de notre pays, la non-violence n’est pas une absence d’émotions difficiles, mais une parole réconciliée avec soi-même pour le dire à autrui.

En lisant l’épisode de Luc, nous passons du cri à la parole partagée. Au contraire des captifs du psaume qui sont expatriés, ils rentrent chez eux… Mais leurs détresses se ressemblent. Leurs catharsis diffèrent d’intensité, mais elles se rejoignent, que ce soit en libérant la blessure d’un cri ou en se remémorant la déception par des mots, les deux situations intéressent le Christ : « Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? » (17)

Cheminer avec les disciples d’Emmaüs, c’est être aussi en marche avec nos propres déceptions… Dès lors, que ce soit sur les routes de l’exil ou au quotidien dans notre propre pays, c’est avec une attention particulière que nous lirons ce cheminement qui va de la déception à la résurrection !

Mais les propos seuls n’ont pas suffi, il a fallu les dire en présence de cet « étranger résidant » à Jérusalem. Reconnu par nous, mais encore invisible pour eux. Il y a peut-être un trait d’humour dans la remarque de Cléopas sur le fait que cet inconnu « est bien le seul à séjourner à Jérusalem qui ignore ce qui s’est passé ces jours-ci. » (18) alors qu’il n’est autre que le principal sujet de leur déception !

Jésus alors questionne : « Quoi donc ?  (19). Il ouvre un espace de bienveillance à leur déception. Et eux, verbalisent leurs sentiments, leurs doutes. Suivra la magistrale leçon de Jésus ressuscité sur le Christ dans les Ecritures et la nécessité de sa souffrance. Un Messie souffrant qu’il a hélas prêché dans le désert à ses disciples.

Mais de ces mots de sagesse va naître le réchauffement de leur être intérieur. Une écoute qui fera « brûler leur cœur » !

Une fois encore, cette leçon du Christ nous rappelle l’attente erronée d’une libération. Une fois encore, le libérateur n’est pas là où on l’attendait. J’ai repensé aux déceptions qui attendent les réfugiés fuyant d’authentiques situation de désastres… Accueillis oui, mais pas sans la nécessité d’affronter de nombreuses paroles : légales, administratives, politiques… et elles ne feront pas toujours honneur à leur désir profond – et si légitime – d’être entendu avec humanité.

Mais cet entretien de Jésus, vainqueur de la mort, le Christ ressuscité, qui pourtant ne néglige pas notre humaine condition, la questionne avec bienveillance, la soigne avec empathie… cet entretien a encore beaucoup à nous dire, que ce soit sur les routes de l’exil ou au quotidien dans notre pays.

Pour ma part, j’ignore ce que fuir un pays en guerre signifie dans ma chair, comme fuir Paris en guerre (selon la chanson de Big Flo et Oli). Mais je ne peux pas ignorer la migration qui nous unis tous ensemble… Et nous réconcilient. Ce pays que nous avons toutes et tous quitté pour une nouvelle patrie ?

Dans la lettre aux Ephésiens, encore : Ainsi, vous n'êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. (…) C'est en lui que, vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu par l'Esprit. (2,19.22)


Les disciples d'Emmaüs, peint par Arcabas


mardi 11 juin 2024

Plus de grâce que de condamnation...

Connaissez-vous le film « Le Retour de Martin Guerre » ? Inspiré d’une histoire vraie. Après une absence de plusieurs années, un paysan revient dans son village natal. Il y retrouve sa femme et les membres de sa famille. Mais des étrangers de passage identifient Martin comme étant Arnaud, d’un village voisin. Martin se défend et laisse les villageois divisés sur la question. Martin, est-il le véritable Martin Guerre ?

 

L’affaire est saisie au tribunal et le juge se prépare à acquitter Martin, mais à la dernière minute, un Martin Guerre se présente à la cour et sa ressemblance est si forte qu’elle remet en question l'issue du procès. Arnaud avoue finalement qu'il était soldat avec le vrai Martin, que celui-ci lui a dit qu'il ne retournerait jamais dans son village, et qu'il décida de prendre sa place. Arnaud – le faux Martin Guerre - est alors condamné à mort et exécuté.

 

Courte méditation d’une parole de l’Évangile de Luc, chapitre 3, 15-22.

 

« Le retour de Martin Guerre » :  une sombre et romanesque histoire d’identité… négligée, usurpée, puis retrouvée. Elle rappelle l’importance de l’identité d’une personne. Et cette troublante histoire nous introduit à la question centrale de l'Évangile : Jean le Baptiste, est-il le vraie Messie ? Ou serait-ce Jésus de Nazareth ? 

 

Cette question habite intensément le peuple : les paroles puissantes de Jean, son baptême d’eau et de repentance, l’annonce d’un jugement imminent auquel il est urgent de se soustraire… Tout cela n’est-il pas le fait du Messie, décisif et puissant, que l’on attend… et qui rétablira l’ordre et la paix en Israël?

 

Mais notre texte passe de cette voix qui crie dans le désert – à une voix qui témoigne dans le ciel… De l’annonce de la colère de Dieu, notre évangile nous fait entendre une annonce de l’amour de Dieu qui établit Jésus, baptisé et priant, comme le Fils bien aimé du Père. 

 

Malgré l’humble reconnaissance de Jean pour Celui qui vient après lui, il n’en demeure pas moins une tension entre la prédication de Jean et celle de Jésus. Ainsi, les doutes qu’il exprimera : « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Et la réponse de Jésus est bouleversante : « …les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » (11,2-5)

 

Le baptême d’Esprit Saint et de feu annoncé par Jean est désormais présent dans le monde, et son feu ne vient pas détruire, mais consumé ce qui nous tient éloigné du Dieu vivant et miséricordieux.

 

Le Christ, n’ignore pas le péché des hommes : ne s’est-il pas présenté comme celui qui est venu appeler « …non pas les justes, mais les pécheurs » ? N’affirme-t-il pas aussi que ce ne sont pas « …les biens portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » ? (9,12-13) et il demandera enfin aux chefs religieux, que cette bienveillance dérange, d’aller « …apprendre ce que signifie cette parole de Dieu : …c’est la miséricorde que je veux. » (Mt 9,12-13) Ainsi, Jésus est un médecin et non un bourreau ! Son baptême porte le sceau de la miséricorde de Dieu : il est venu pour nous sauver, pas pour nous exécuter !

 

Dans un langage plus contemporain, on parle des « faucons », pour désigner ceux qui veulent la guerre » et des « colombes », pour parler de ceux qui veulent la paix. Et tel est le signe de l’Esprit Saint qui accompagne le baptême de Jésus, « …sous une apparence corporelle, comme une colombe », précise Luc.

Les interprétations sont nombreuses à son sujet : la colombe de l’arche de Noé ; l’amour de Dieu venant sur la terre ; l’esprit de Dieu planant au-dessus des eaux à la création ; etc. Et pourquoi choisir ? Toutes ont leur intérêt.

Mais si je ne pense pas utile de trancher à propos de ce que représente cette colombe, je suis certain de son message – que la lettre de Paul à Tite nous rappelle : « Lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde. Par le bain du baptême, … cet Esprit, Dieu l’a répandu sur nous en abondance, par Jésus Christ notre Sauveur... » (Tt 2 – 3) 

Le baptême du Christ nous plonge dans plus de grâce que de condamnation ! 

Henri Matisse: les oiseaux (1947)


mardi 4 juin 2024

Plus d'amour que de peur...

Lorsque je te croise, blessure

Quand je t’approche, détresse

Ou que tu entres sans frapper, mort

Vous vous plaignez, parfois, que je vous craigne si peu…

C’est qu’il y a en moi – bien qu'au-delà de moi

Plus d’amour que de peur

Plus d’espoir que de chagrin

Plus de confiance que de violence

Je le dois à un ami qui vous a croisé, autrefois

Et qui vous a ôté le dernier mot dans son dernier souffle

Bienvenue dans ma foi

Petite comme une miette de pain

Mais donnée pour la guérison de nos corps

Lorsqu’ils nous frappent

Mais offerte pour le relèvement de notre être

Quand il se meurt

Bienvenue dans ma vie éternelle


Arcabas: le fils prodigue

mercredi 29 mai 2024

Iras-tu, confiant...?

Aujourd'hui, dans la nuit du monde et dans l'espérance, j'affirme ma foi dans l'avenir de l'humanité. Je refuse de croire que les circonstances actuelles rendent les hommes incapables de faire une terre meilleure. Je refuse de partager l'avis de ceux qui prétendent l'homme à ce point captif de la nuit, que l'aurore de la paix et de la fraternité ne pourra jamais devenir une réalité.

Ces mots sont de Martin Luther King, prononcés lors de son discours d’acceptation du prix Nobel de la paix. Je refuse de croire, je dis non à la fatalité, malgré les circonstances adverses et malgré les échecs !

Cette foi en l’avenir fait écho au texte que nous venons de lire. Non : la mort de Jésus n’était pas la fin et sa résurrection non plus n’était pas la fin. C’est maintenant que tout commence.

Une courte prédication offerte au détenu-e-s des prisons à Genève. L’Évangile du jour était Matthieu, 28,16-20.

En méditant ce texte, j’ai tout d’abord été frappé le fait qu’ils ne sont que onze… Il s’agit de l’absence de Juda qui rappelle le drame qui s’est joué quelques jours plus tôt. Et puis il y a la difficulté de recevoir pour vivant la personne qui se tient devant eux… oui, ces doutes sont présents dans tous les récits de résurrection !

Bref, c’est une bien étrange assemblée qui vient à la rencontre du Christ ressuscité… Mais Jésus ne s’embarrasse pas de la faiblesse de notre humanité : il l’accueille, la guérit, il l’a rétabli en somme. Je pense que vivre en disciple de Jésus nous ramène à notre humanité et nous réconcilie avec elle !

Le Christ ressuscité ne se contente pas d’apparaître à ses disciples pour les consoler du moment difficile de sa mort. Ils les envoient : Tout pouvoir m'a été donné dans le ciel et sur la terre.

Pouvoir, un mot qui peut faire envie ou peur… Mais de qui Jésus le reçoit ? Pas du Tentateur qui lui promettait tous les royaumes du monde et leur pouvoir, en échange de son adoration… ce que Jésus a sèchement refusé (4,9-10), mais bien de son Père, dont l’autorité s’exerce sur la terre et dans le ciel ! Comme nous le prions dans la prière de Jésus, le Notre Père.

L’autorité du Christ n’est pas autre chose que faire la volonté de son Père et non un désir de puissance matérielle, politique ou physique…

Vous connaissez peut-être la rencontre entre le puissant Alexandre le Grand et un philosophe nommé Diogène. Diogène revendiquait l’expression d’une vie simple et libre envers tous les humains. Sa renommée conduisit le chef de guerre à rencontrer le philosophe.

Voici leur dialogue : - Je suis Alexandre - Et moi Diogène - Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai, dit le roi guerrier. – Diogène répondit : Alors, ôte-toi de mon soleil …

Échange avec les détenu-e-s : Alexandre et Diogène parlent-ils de la même puissance ? En quoi la réponse de Diogène vous plaît-elle ou vous dérange-t-elle ?

La fin du dialogue entre les deux hommes sera qu’il n’y a pas de raison de craindre un bien… Et je pense qu’il n’y a pas de raison de craindre l’autorité du Christ. Elle ne cherche pas à abuser de notre soleil

Je suis avec vous, tous les jours Ainsi l’Evangile s’achève sur une parole semblable à son commencement : On l’appellera Emmanuel, Dieu avec nous ! (1,23). Dieu avec nous… C’est ce qui était inscrits sur les ceinturons des soldats de la première guerre mondiale. Dieu avec nous, comme une brutalité qui se donne bonne conscience, comme une humiliation cherche à se justifier…

On l’a compris, nous sommes loin de l’Emmanuel dont l’Évangile fait ici l’éloge. Non pas une force matérielle ou politique, mais prophétique, spirituelle… Sans violence, elle n’en sera pas moins victorieuse : et c’est notre foi ! Je laisse le dernier mot à ce prophète moderne avec lequel j’ai débuté cette méditation :

Je crois que la vérité et l'amour, sans conditions, auront le dernier mot effectivement. La vie, même vaincue provisoirement, demeure toujours plus forte que la mort. Je crois fermement qu'il reste l'espoir d'un matin radieux, je crois que la bonté pacifique deviendra un jour la loi. Chaque homme … n'aura plus de raison d'avoir peur.

Photo : Eric Imseng

MA QUE SPLENDIDO DOTTORE !

CHRONIQUE D'UNE AUMÔNERIE ORDINAIRE en hôpital gériatrique (Publié il y a quelques années déjà, alors que je travaillais en aumônerie ho...