mardi 19 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction (4)

Inspiré d'un travail de recherche en théologie pratique sur le thème de la bénédiction, je poursuis ma réflexions sur le texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, et fait le lien avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Voici un premier développement en lien avec l'expression "se rouler dans la poussière".

Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

Et Jacob resta seul…

Avec cette expression, nous quittons l’agitation des préparatifs d’un sauvetage pour un moment plus décisif encore. Je suis sensible à l’impression que procurent ces quelques mots. Ils paraissent un instant prémonitoire avant une lutte éprouvante. Nous permettrait-il d’imaginer un Jacob vivant un instant de retour sur soi, une préparation intérieure avant une épreuve dont il pressentirait l’importance ? Le rédacteur n’a sans doute pas ce genre de préoccupations psychologiques, mais le fait qu’il prenne ici le temps d’une pause significative avant l’instant qui va suivre est une intention tout à fait plausible.

1.       Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore.

La question de l’identité de cet « homme » se pose. La Bible de Jérusalem traduit « quelqu’un », gardant le mystère. Si une telle situation peut surprendre un lecteur moderne, l’attaque d’un être surnaturel sur un humain est présentée par les commentateurs comme un motif courant du folklore antique.[1]

Cette attaque nocturne a d’ailleurs un parallèle biblique, en Ex 4,24-26. Moïse est sur le chemin du retour en Égypte, après son long séjour auprès de Jethro. Ici aussi, le Seigneur « l’aborda » (traduction TOB) et tente de le faire mourir. Il faut une réaction vive de Cippora, qui pratique sur son enfant la circoncision, pour que Moïse ait la vie sauve. Il semble que la raison de l’attaque soit un manquement de Moïse qui n’aurait pas pratiqué ce signe de l’Alliance sur son enfant.

Les notes de la TOB signalent encore un texte d’Osée (Os 12,4-5) qui parle d’une lutte avec Dieu, mais en indiquant clairement l’intermédiaire d’un ange. La lecture d’Osée cherche à interpréter, à mon sens, une certaine hésitation face à une situation assez ambigüe : comment Dieu pourrait-il venir « en personne » et lutter physiquement avec un être humain ? D’ailleurs, cette équivoque va courir tout au long de cet épisode.

L’étrangeté de ce corps à corps avec un être surnaturel suggèrent deux intentions principales :  « Expliquer le nom de Penouël qui signifie face de Dieu et donner une origine au nom d’Israël. »[2]

Mais il ne faudrait pas omettre un enjeu important de ce texte, à savoir la bénédiction et les questions qu’elle pose : est-elle arrachée à un adversaire pressé de quitter Jacob ? Ou accordée après que la demande de Jacob à connaître son nom, puis sa réponse énigmatique, ne laisse plus de doute sur son identité ? Quoiqu’il en soit, j’ai été tout de même surpris de sa mention au cœur de cette lutte – sans être particulièrement annoncée auparavant – comme si les combattants étaient seuls au courant de l’enjeu réel de cette lutte !

E. Parmentier, affirme que le Yabboq peut être compris comme le lieu d’un « corps à corps en se mêlant à la poussière » en associant les deux sens d’un un terme rare ‘abaq.[3] Ainsi, cette lutte physique, l’est-elle restée ou a-t-elle pu se transformer en un « cœur à cœur » ? Ce combat a quelque chose de la lutte intérieure d’un Jacob habitué à saisir par ruse et qui va apprendre à obtenir dans la faiblesse.

2.       Dans la poussière…

Ce mot poussière a très vite piqué ma curiosité. Il me parle, en effet, très personnellement car il a un lien important avec ma vocation à rejoindre l’humanité dans sa vulnérabilité. F. Lienhard, dans un chapitre consacré à La diaconie en rappelle l’étymologie : « Le terme diaconie signifie à travers la poussière (du grec dia = à travers, et conia = poussière). »[4]

A travers la poussière… Comment résister à cette interpellation ? Dans mon service diaconal ne suis-je pas justement appelé à « passer au-travers » de cette poussière de notre condition humaine, non en l’évitant, mais au contraire, en l’honorant dans sa fragilité originelle (« …car c’est du sol que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. » - Gn 3,19) ?

Dans l’épisode de Jacob au Yabboq, il y a cependant un mouvement de plus : il s’agit encore de se rouler dans la poussière. Pour le patriarche, ce fut une confrontation avec son humanité, dont la prodigieuse force semblait justement l’en priver, jusqu’à ce que sa blessure le rende plus « abordable »… Le Jacob boitant de la hanche n’est-il pas plus humble et vrai que celui qui tenait le Seigneur presque à sa portée ?

Ce combat de Jacob est aussi en quelque sorte le mien. En acceptant d’accompagner les mouvements intérieurs des personnes détenues, ne suis-je pas en train de me rouler avec eux dans la poussière de leur humanité en lutte et en souffrance ? Cette lutte n’est pas affrontement physique, mais confrontation fraternelle pour nous tenir au plus proche l’un de l’autre et partager une rencontre franche et courageuse. En somme, se rouler dans la poussière, donne à cette expression habituelle d’empathie une teinte d’authenticité et de compassion particulière à mes yeux.

Mais pour se mêler à la poussière de notre humaine condition[5], pour lutter selon les règles (2 Tm 2,5), il y a quelques saines postures à adopter, quelques sources auxquelles s’abreuver pour faire authentiquement « œuvre de miséricorde » au sens du chapitre 25 de l’Evangile selon Matthieu. J’ai trouvé dans ce chapitre de F. Lienhard, de telles exigences, dont voici quelques-unes que je présente brièvement.

3.       L’abaissement du Christ.

Et la première de ces attitude, la plus essentielle sans doute, qui donne à la diaconie sa valeur et sa qualité, est présentée par Lienhard comme étant une imitation de l’abaissement du Christ, dont il approfondi le sens en s’appuyant sur un autre auteur : « La diaconie du Christ opère une réorientation fondamentale de la manière de vivre des êtres humains, alors que l’humanité pécheresse tend à s’élever, le Christ invite à s’abaisser. »[6]

Mais que serait une imitation sans ce que nous appelons la suivance du Christ ? On peut imiter sans être proche, et c’est à une vie de disciple qu’il faut appeler pour avoir une chance de le vivre réellement et d’en assumer la responsabilité sans artifice.

Cette marche avec le Christ implique des renoncements, tels que la « poursuite de ces intérêts propres » par exemple[7]. Cet abaissement, auquel je consens, en ayant le Christ comme Maître, n’est pas celui d’une rencontre avec des personnes abaissées parce que sanctionnées d’une peine de prison. Au contraire mon abaissement est une rencontre respectueuse et franche, une posture d’humilité qui nous permettra à l’un comme à l’autre de nous « élever » vers des libertés nouvelles, « Car tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. » - Lc 14,11. Aussi, est-il tout à fait nécessaire qu’intimement je me sois roulé dans la poussière avec le Christ avant de le faire avec eux !

4.       La grâce mieux que la bienfaisance…

Il y une source où puiser pour traverser la poussière de notre humaine condition avec autant de liberté que de courage : la grâce. Et F. Lienhard de nommer un écueil qui nous en privera en ne produisant qu’une posture de bienfaisance condescendante au lieu d’une authentique compassion.[8]

Ne pas se placer plus haut, mais dans une mutualité partagée et reconnue. La grâce comme le fruit d’une « faiblesse assumée, rendue possible par la foi. »[9] L’autorité de mon accompagnement et sa reconnaissance par autrui vient de cette profession de foi : « le chrétien est par nature aussi pauvre que celui qu’il veut secourir, mais il peut accepter cette pauvreté et en faire le lieu de la rencontre d’autrui. »[10]

Je pense à Frère Roger qui refusait le terme de Maître spirituel. Le service diaconal est pétri d’humilité, mais il n’en a pas le monopole… Et le faudrait-il d’ailleurs ?

5.       La diaconie : donner à vivre sans exclure…

Dans son article, F. Lienhard parle encore de l’usage profane du terme diaconie pour désigner un service qui donne la priorité au besoin de celui qui est servi. Dans son sens de « servir à table », il oriente notre engagement vers la responsabilité de « donner les moyens de vivre et servir d’une manière générale. »[11]

Ainsi, me mêler à la poussière signifie le choix de ne pas écarter le profane au profit du religieux. Mon service à table implique de donner la priorité aux besoins réels de la personne. D’ailleurs, ce qui est dit profane m’est souvent apparu comme la meilleure entrée vers un entretien qui ouvrira à une dimension spirituelle, souvent à la surprise de mon interlocuteur !

Cet engagement à accueillir toute personne dans toute sa réalité est une des valeurs de base de notre engagement, comme le précise notre Charte de l’Aumônerie Œcuménique des prisons.[12] Dans ce cas, me mêler à la poussière sera d’écouter d’abord ce qui les fait vivre. Je rencontre leur humanité dans une joyeuse et féconde ignorance, « …car j’ai appris qu’une écoute qui sait, n’entend plus. »[13]

Mais cette approche, que je qualifierais d’inclusive, est une posture également critique de ce que le religieux peut impliquer d’exclusion. Je pense que la diaconie est un contrepoint polémique vis-à-vis du sacré lorsqu’il cherche à faire mentir la grâce ! Ma critique de l’exclusion au nom de la religion n’est-elle d’ailleurs pas présente dans presque chaque ligne des Évangiles ? Un des textes, fondamental pour mon engagement pastoral, présente Jésus de Nazareth venant désavouer une exclusion au nom de la religion et rappeler à des religieux : « Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Mt 9,13)


[1] Les notes de la TOB, La Bible de Jérusalem, et T. Römer, Op.cit.
[2] Les notes de la TOB, La Bible de Jérusalem, et T. Römer, Op.cit.
[3] Élisabeth Parmentier, Notes de cours – UniGE
[4] Fritz Lienhard, la diaconie, dir. Bernard Kaempf, Introduction à la Théologie pratique, PUS, 1997.
[5] L’expression est d’E. Parmentier dans Cet étrange désir d’être bénis, Labor et Fides, 2020, p.308.
[6] P. Philippi, Chirstozentrishe Diakonie, Munich, Kaiser, 1971, cité par F. Lienhard, p.269.
[7] F. Liehnard, op.cit., p.269
[8] F. Lienhard, Op.cit., p.270.
[9] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[10] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[11] F. Lienhard, Ibid., p.260.
[12] « Dans le cadre de la loi et des règlements qui reconnaissent sa présence qualifiée, l’Aumônerie Œcuménique des prisons a pour mission de répondre aux besoins spirituels et religieux des personnes détenues. Elle participe au maintien des liens indispensables au respect de la dignité humaine. (…) Elle offre aux personnes en détention, sans distinction de croyance ou de foi, un espace de rencontre avec des aumôniers qualifiés, formés à l’accompagnement spirituel, à l’écoute et au dialogue. » (Mandat de l’Aumônerie Œcuménique des Prisons) 
[13] E. Imseng, dans Christophe Vuilleumier, Champ-Dollon – les 40e rugissants (1977-2017), Slatkine, 2017, p.75
 

jeudi 14 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction (3)

Je continue cette série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction. J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Avant d'aborder le vif du sujet, il m'a fallu encore présenter le contexte de ce récit ce que j'ai choisi de faire en le structurant avec le thème de la nuit qui occupe une place significative dans l'ensemble de cet épisode. 

Ainsi donc, encore un peu de patience… Ce récit est si riche de signification et de spiritualité ! Je pense, que cela en vaut la peine.

Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

Les nuits de Jacob

1.       Une nuit, vingt ans plus tôt.

Les « messagers de Dieu » de notre épisode me rappellent ceux que Jacob a vu lors de sa fuite vers Harrân. (Gn 28,10ss cf. 31,38). Lors de cette nuit, endormi au pied de la « maison de Dieu », Jacob fait un songe étonnant et entend une parole du Seigneur. Il vaut la peine de rappeler qu’elle lui confirmait la promesse de l’héritage d’Abraham : une terre et une nombreuse descendance auxquelles s’ajoutait une bénédiction pour toutes les familles de la terre, et un engagement indéfectible du SEIGNEUR à être avec lui partout où il ira, jusqu’au plein accomplissement de la Parole de Dieu (28,13-15). D’ailleurs, au cœur de la crise qu’il traverse au Yabboq, Jacob invoquera cette parole du Seigneur dans sa prière de supplication (32,10-14)

Cette promesse d’une descendance pareille à la poussière de la terre accordée à Jacob et cette bénédiction pour toutes les familles de la terre à travers lui, est un « à venir » qui nous concernera également par les vertus de son accomplissement en Christ.

2.       Une nuit … apaisée.

Jacob qui a pris la fuite, bien que celle-ci ait été ordonnée par une parole du Seigneur (31,3), est poursuivi par Laban accompagné de ces « frères », c’est-à-dire son clan et sa famille. Ils rejoignent le campement de Jacob. Il s’ensuit un échange très tendu entre Jacob et son beau-père. Mais les propos de Jacob apaisent Laban qui propose un nouvel accord, puis tous passent une nuit « dans la montagne » (Voir Gn 31,51-54). Laban paraît être tout à fait apaisé, embrassant sa descendance et la bénissant avant de retourner dans son pays (32,1).

Au sujet de la bénédiction, en voici une qui clos une querelle, comme une bénédiction, comme un signe d’apaisement après un conflit. Cette nuit paisible offre une pause à la narration en laissant Jacob souffler un peu avant la nuit suivante qui sera éprouvante, intense et décisive.

Je trouve intéressant de relever que cet épisode de Gn 32, après celui de Gn 28, nous présente un Jacob ayant fui deux fois : son frère Esaü tout d’abord, et ici son oncle Laban. Mais cette fois-ci, Jacob devra « faire face », et ce ne sera pas n’importe quel vis-à-vis qu’il va affronter, mais… « la face de Dieu » (32,31).

3.       Une nuit … agitée.

Jacob, qui s’est dégagé de l’emprise de son oncle, va maintenant affronter son frère Esaü qu’il a laissé vingt ans plus tôt dans la fureur et un sourd désir de vengeance (27,41). C’est vers une nuit agitée que Jacob se dirige (14), mais pour l’instant, il poursuit sa route quand surviennent « des messagers de Dieu » ! Cette mention m’a surpris par sa brièveté et d’ailleurs elle semble surprendre également Jacob, car, en les voyant, il s’écrie « C’est un camp de Dieu ! » (32,2)

Il y a ici comme une préface à ce qui va suivre. Mais que peut signifier cet expression « camp de Dieu » ? Serait-ce qu’un Dieu nomade rejoindrait ce camp de bédouins ? Y aurait-il ici un signe annonçant l’identité de cet « homme » mystérieux qui affrontera tout à l’heure Jacob ? Dans tous les cas, je pense qu’elle induit le mystère d’une présence surnaturelle et donne en effet un indice de l’identité de l’agresseur qui va surprendre Jacob.

Ce « campement de Dieu » survenant près de Jacob m’évoque aussi « la tente » que le Verbe qui s’est fait chair est venu dresser parmi nous (Jn 1,14). Et c’est dans la première lettre de Jean qu’E. Parmentier retrouve également cette annonce de son « campement parmi nous » : « La Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père. » (1 Jn 1,14)

Ces deux références bibliques font un pont entre l’identité masquée de « l’homme »[1] et cette présence glorieuse du Fils, emplie de grâce et vérité, mais invisible sans les yeux de la foi. E. Parmentier parle de « gloire paradoxale »[2] que les puissants ne seront pas contraints de reconnaître, mais chacun devra affronter la crise auquel le Messie soumet « tous les pouvoirs. »[3] Dans les pages de la Genèse que nous lisons, c’est à Jacob, patriarche en fuite et dans l’angoisse de la mort, de traverser cette crise. Elle ne remet pas forcément un pouvoir temporel en question, mais bien un autre pouvoir dont Jacob a usé et abusé : celui de contrôler par ruse…

4.       Le soleil se levait…

Il se lève sur la fin des nuits de Jacob. Cette mention d’un soleil levant n’est pas fortuite à mon sens. Je vois dans cet astre du jour qui se lève, après cette nuit de lutte, un jour nouveau pour l’avenir de Jacob. Ce soleil qui vient baigner le patriarche de sa lumière bienfaisante, désormais Israël, est d’ailleurs commenté par T. Römer comme un « symbole du renouvellement de la vie ou de l’intervention salutaire de Dieu ».[4]

La lutte qu’il vient de vivre et de remporter, bien que blessé, lui accorde deux signes. L’un, spirituel : un nom nouveau qui fait de Jacob le Père d’un peuple universel. Et un signe visible dans son corps : « Il boitait de la hanche. » (32,32). Le premier pour la descendance à venir et le second comme… un secret gardé entre les deux adversaires ? Une question que m’a soufflé la discrétion accordée à cette blessure : on en reparle quasi plus, excepté dans la mention des prescriptions alimentaires, qui sont d’ailleurs tout aussi discrètes dans les autres livres bibliques.

Pour le moment, ce soleil qui se lève introduit à une étape nouvelle pour un homme affaiblit qui a craint pour sa vie. Un soleil qui continuera de se lever jusqu’à l’accomplissement de ce salut pour toutes les nations, et que célébrera le prêtre Zacharie : « …Il fera briller sur nous une lumière d’en haut, semblable à celle du soleil levant, pour éclairer ceux qui se trouvent dans la nuit et dans l’ombre de la mort, pour diriger nos pas sur le chemin de la paix. » (Lc 1,78-79)



[1] Dans le cours de l’étude, j’ai choisi de présenter ce personnage énigmatique par la traduction de la TOB : « un homme ».
[2] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE : Jésus Christ bénisseur et bénédiction de Dieu, 2021.
[3] E. Parmentier, Notes de cours – UniGE : Jésus Christ bénisseur et bénédiction de Dieu, 2021.
[4] Thomas Römer, L’Ancien Testament commenté, La Genèse, Labor et Fides et Bayard, 2016.



mardi 12 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction (2)

Je continue cette série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction. J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Mais auparavant, je poursuis la présentation de mon projet d'étude, en particulier sur le contexte géographique. Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).

A.    "... et il passa le gué du Yabboq."

Ces quelques mots introduisent la géographie de l’épisode. Comme on peut le voir sur la carte ci-contre, le Yabboq est un affluent qui se trouve sur la rive orientale de la Vallée du Jourdain.

Nous sommes à peu près à mi-chemin entre le lac de Kinnereth et la mer salée. Ainsi, ce passage entre deux eaux, nous offrirait-il une petite note symbolique ? Jacob se situerait-il dans un espace de transition, entre vie et mort, entre une source d’eau vive et une réservoir d’eau morte, entre un lieu qui transmet la vie et un autre qui fait mourir ?

Sur le seuil de ce récit, nous retournons sur le passé de Jacob : en particulier, sa fuite à Harrân, chez son oncle Laban, pour échapper à son frère Esaü. Après avoir acquis par ruse le rang de son frère aîné, puis usurpé son identité pour obtenir la bénédiction de son père, Isaac, il a fallu trouver un refuge pour échapper à des représailles (Gn 27 – 28). Notre épisode se situe lors de l’arrivée de Jacob sur la terre qu’il a quittée vingt ans plus tôt.

Jacob ne nomme pas lui-même ce lieu, comme nous le verrons en d’autres circonstances : il est donné par le rédacteur : le gué du Yabboq. D’après ce que j’ai pu observer sur les cartes, il indique un passage autorisé permettant une entrée aisée sur le territoire pour une caravane aussi importante que celle du clan de Jacob.

Mais il y a également une portée symbolique qu’E. Parmentier signale[1] : « Yabboq représentant à la fois un passage symbolique et territorial, de la terre étrangère à la patrie. » Ainsi le lieu choisi n’est pas un hasard, que ce soit par le sens de « se battre », auquel s’ajoute la signification du nom de Jacob « le talonneur » et son nom nouveau « Dieu se montre fort »[2], c’est tout un programme qui s’ouvre devant nous… Mais alors que Jacob craint les représailles de son frère Esaü, c’est vers un tout autre combat qu’il se dirige !

L’intention première de ce récit me paraît être de donner une profondeur spirituelle et un sens religieux à l’avenir de l’Alliance avec Yahvé : Jacob va devenir Israël, prendre sa part de l’héritage des promesses faites à Abraham. Le « talonneur », dont la force était de saisir par la ruse, va devenir « le lutteur », dont la force sera celle d’avoir été « blessé mais vainqueur »[3]. En revenant sur sa terre, Jacob reviendrait-il sur « les lieux du crime », vers le lieu d’une bénédiction « usurpée » pour en obtenir une « à la loyale. » ? C’est à voir …

Quelques mots sur le contenu de cette étude. Il y a des choix que l’on fait sans penser à ce qu’ils pourraient nous coûter d’efforts… et de lutte ! Celle d’avoir choisi le récit de la lutte de Jacob m’en a coûté passablement ! Ce récit a tant d’intensité et de richesses spirituelles qu’il a été douloureux de n’en choisir que quelques-unes. J’ai voulu présenter tout d’abord le récit et son contexte avant d’aborder deux points en lien avec ma pratique de l’accompagnement spirituel auprès des personnes détenues. La poussière, comme un lieu de notre humanité, puis le nom comme un espace de notre vocation, avant de conclure par ce que peut signifier le vécu de cette expérience spirituelle.

J’aimerais encore remercier ma compagne, Elisabeth, dont le joyeux bon sens m’a souvent tiré d’affaire dans les méandres de mes réflexions touffues, et en particulier, pour ses relectures attentives des différentes versions de mon texte.


[1] Elisabeth Parmentier, Notes de cours – UniGE
[2] Les expressions sont d’E. Parmentier (Notes de cours – UniGE)
[3] Les expressions sont d’E. Parmentier (Notes de cours – UniGE)



dimanche 10 octobre 2021

Jacob au Yabboq, une bénédiction (1)

J'ouvre, avec cette première publication, une série d'articles, inspirés d'un travail de recherche en théologie pratique (lors de ma formation continue) sur le thème de la bénédiction.

J'y réfléchis au lien que ce texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, peut entretenir avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.

Ici, le texte biblique et une courte introduction.

Livre de la Genèse : 32, 23-33 (Traduction Œcuménique de la Bible)

Le passage du Yabboq

23Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants, et il passa le gué du Yabboq.

24Il les prit et leur fit passer le torrent, puis il fit passer ce qui lui appartenait,

25et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore.

26Il vit qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il heurta Jacob à la courbe du fémur qui se déboîta alors qu’il roulait avec lui dans la poussière.

27Il lui dit : « Laisse-moi car l’aurore s’est levée. » – « Je ne te laisserai pas, répondit-il, que tu ne m’aies béni. »

28Il lui dit : « Quel est ton nom ? » – « Jacob », répondit-il.

29Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. »

30Jacob lui demanda : « De grâce, indique-moi ton nom. » – « Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ? » Là même, il le bénit.

31Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car « j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve ».

32Le soleil se levait quand il passa Penouël. Il boitait de la hanche.

33C’est pourquoi les fils d’Israël ne mangent pas le muscle de la cuisse qui est à la courbe du fémur, aujourd’hui encore. Il avait en effet heurté Jacob à la courbe du fémur, au muscle de la cuisse.

Le récit dit « la lutte de Jacob avec l’ange » a inspiré de nombreux artistes, en particulier dans la peinture. J’ai choisi l’œuvre d’Arcabas pour l’illustrer. Il y a comme une inversion des rôles par rapport au récit : la force de Jacob et la brutalité de l’ange sont transformés en une étreinte de tendresse ! Et au cœur de cette étreinte, un Jacob nu, marqué à la hanche par un hématome, comme un signe plutôt qu’une blessure.

Cette nudité de Jacob me parle de vulnérabilité, pas immédiatement lisible dans cet épisode, mais que l’on perçoit dans les lignes qui le précède (et d’autres épisodes avant lui). Je garde cette représentation de la tendresse d’un Dieu « caché dans un ange » et de cette vulnérabilité de Jacob luttant pour son avenir.

Si Arcabas a pris sa liberté par rapport à ce récit, je prendrai la mienne en le laissant parler à ma pratique de l’accompagnement spirituel des personnes détenues.



Jean-Marie Pirot, plus connu sous le nom d'Arcabas, est un peintre et sculpteur français reconnu en France et à l'étranger pour son importante production dans le domaine de l'art sacré contemporain.

samedi 18 septembre 2021

Je te vois mourir sur cette croix (Dernière republication de l'été)

(2 avril 2021)

Je te vois mourir sur cette croix.

Combien d’images, d’objets, de scènes peintes… te figent, te dépeignent, te crient ainsi ?

Sur ce bois d’humiliation, je te vois, te laissant engloutir dans la mort.

Mais combien de regards te verront, en cet instant, engloutir toutes nos morts ?

Qui saisira, dans ton abandon souffrant, ta main nous saisissant ?

Abandonné, souffrant, mourant, tu n’es pas devant nous mais en nous, comme nous sommes en toi, abandonnés, souffrants, mourants.

À l’impossible question « Où es Dieu dans les souffrances injustes du monde » ? Tu réponds : « Je suis là, en toi. »

Je me souviens des mots d’Élie Wiesel. Près d’une potence d’Auschwitz, lors d’une exécution par pendaison, un enfant agonisait sans fin… Un des prisonniers, contraint d’y assister avec lui, s’écriait : « Mais où est Dieu ? » Et Élie Wiesel de répondre : « … je sentais en moi une voix qui lui répondait :  Où il est ? Le voici : il est pendu ici, à cette potence ! »

Tu es là, pendu au bois.

A chaque instant de ma souffrance ou lorsque je dois la regarder en face, je te sais en moi.

Tu es là, reconnaissant ce vivre de douleur et d’accablement et le fécondant de ta faiblesse et ton amour.

Je suis là, au pied de ta croix, frappé par l’amertume du monde et te nommant : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! »

Tu es là, en croix, habitant la souffrance du monde et me répondant : « Moi je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans l'obscurité, mais il aura la lumière de la vie. » (Jean 8,12)



vendredi 3 septembre 2021

Aimer sans mesure...

« Oh, Fix me » – écouter un extrait de ce chant gospel avec les détenus). Nous venons d’écouter un gospel très connu. Il exprime une demande faite à Jésus, pour recevoir une paix, un réconfort, dans un temps d’épreuve.


Cette demande est chantée avec un peu de mélancolie, mais elle est exprimée aussi avec la conviction que Jésus ne nous laissera pas tomber.


Une telle confiance ne vient pas de l'imagination ou d'un souhait pieux. Elle se fonde sur des gestes et des paroles de Jésus lui-même, en particulier dans ce passage de l'Evangile de Jean que nous venons de lire : Je suis le bon berger. Le bon berger est prêt à donner sa vie pour ses brebis (11)


Courte prédication offerte aux personnes détenues des prisons à Genève. Texte de L'Evangile : Jean, chapitre 10, versets 11 à 18.


L’image du berger pour parler de Dieu, conduisant et protégeant son peuple, existe déjà dans le Premier Testament. Dans l’Antiquité, elle désigne le roi comme protecteur de son peuple. Mais dans l’Évangile de Jean, elle désigne une relation étroite avec un berger courageux et généreux : Jésus !


Cette précision du bon berger a toute son importance : le berger est bon par le don, en particulier le don de sa vie. Au contraire de l'homme qui ne travaille que pour l'argent (et qui n'est qu'un mercenaire), Jésus, lui, va vivre sa vie sans jamais abandonner ses brebis, même si cela devait lui coûter la vie !


Mais ce don ne dit pas uniquement que Jésus va mourir, il parle de toute sa vie qui est un don généreux de soi, un don inspiré par l’amour du Père.


Un peu avant notre lecture, Jésus affirme que ses brebis Écoutent sa voix (4). Écouter la voix de Jésus ? Qui peut entendre aujourd’hui sa voix ? Seuls ceux qui étaient en Palestine lors de sa vie terrestres ont pu le vivre… Mais cette voix a un sens spirituel plus que le simple son d'une voix !


En somme, s’il est le berger, et nous ses brebis, c’est une manière de dire l’intimité et la confiance qui nous lient. Un autre mot serait que nous sommes ses disciples et que nous vivons proches de lui - attentifs à ses paroles et à son exemple.


Je suis le bon berger, je connais mes brebis et elles me connaissent (14). Connaître le bon berger et être connu de lui, c’est plus que savoir qu’il a existé, plus qu’avoir entendu parler de lui, c’est être des apprentis de Jésus… et se laisser inonder par sa parole qui peut se résumer ainsi : « Dieu est amour » (1 Jean 4,8)


Saint Augustin a écrit : La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure.


Jésus, le bon berger, nous invite à la confiance et à la liberté. Il s’agit sans doute des deux intentions majeures de ce texte : être sans peur dans notre foi en Dieu et être libre dans notre amour envers lui ; libre d’aimer et d’être aimé.


Un amour qui nous inonde sans nous submerger. Un amour qui se reçoit et se donne sans attendre de récompense, mais la joie simple du don à cause du bon berger, en se souvenant que, pour ce qui est de l’amour, Jésus est notre exemple le plus inspirant : « doux et humble de cœur. » (Matthieu 11,29).




Le Royaume des cieux, c'est comme un trésor...

Le Royaume des cieux, c’est comme un TRÉSOR. Le mot a retenu mon attention, car il apparaît deux fois dans ce passage. Tout d’abord, le trés...