Un homme avait deux fils (15,11)
Le sujet est encore d’actualité. Il y a quelques mois (24 janvier 2025), le
film « Jouer avec le feu » abordait la relation d'un père avec
ses deux fils. Son scénario : le père se retrouve confronté à la dérive de
l'un d’eux. A l’inverse de la parabole, c’est le cadet qui réussit, alors que
l’aîné prend un mauvais chemin. Ce film traite ainsi des tensions qui peuvent
naître au sein d'une famille face à des choix de vie opposés. Et n’est-ce pas
ici notre parabole ?
Mais
la parabole de Jésus parle encore et d’abord d’un accueil qui fâche. Nous
l’avons lu tout à l’heure : « Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » (15,2) Avec les deux qui la
précèdent, cette parabole « illustre l’amour de Dieu pour des gens ni
aimés, ni aimables », les pécheurs et les perdus, c’est-à-dire :
« tous les séparés de Dieu pour cause d’impureté ou de morale
déficiente. »
Et
l’on pourrait se poser la question : où sont-ils nos pécheurs,
nos séparés de Dieu, aujourd’hui ? Peut-être plus proches qu’on
ne le pense, ou le souhaiterait. Pour moi, ce fut assez « simple »…
Je les ai rencontrés dans les prisons où j’ai exercé mon ministère d’écoute et
d’accompagnement spirituel. Ce qui m’a valu, parfois, d’essuyer ce même
reproche de faire « bon accueil aux pécheurs. »
En nous racontant l’histoire de ce père et de ses deux fils, il y a un mot qu’il faut entendre dans ce récit de Jésus, il s’agit du « LIEN » et les verbes qui peuvent l’accompagner : « être en lien », « nourrir le lien », ou « rester en lien ».
Dans
un passage de l’Evangile selon Matthieu, à ce même reproche de « faire
bon accueil aux pécheurs », Jésus répond: « Ce ne
sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. (…) Car
je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Mt
9,12-13)
Pour le Christ médecin, il n’y a pas de guérison s’il ignore ses patients ; pour le Christ Sauveur, il n’y a pas de conversion s’il ignore les pécheurs. Que pourrait-il se passer de bon si nous les privons de tout ce qui peut les relier à nous ? Au-delà des apparences et de la faute commise, être et rester en lien. Sur ce point, le père de cette parabole en est, je pense, un admirable exemple ! Ainsi, la parabole du père admirable… nous parle d’un lien qui ne dit pas oui à tout, mais ne dit pas non à la rencontre.
Alors, être et rester en lien, oui, mais jusqu’où aller
quand le lien est
malmené, voir méprisé ? C’est le moment de parler de la fête somptueuse. Jésus,
volontairement, dresse le portrait d’un pécheur dont l’exemple scandalise et
dont scribes et Pharisiens se détourneront avec colère et dégout. Mais leur
réprobation n’est-elle pas aussi la nôtre ? Jusqu’où serons-nous
capables d’aller pour rester en lien avec celle ou celui qui a fauté ?
Jusqu’où imiterons-nous ces religieux ? Jusqu’où serons-nous capables de
séparer la faute de la personne ?
Avant
de répondre, rappelons qu’il peut y avoir une limite au lien que la lettre aux
Romains nous précise : S'il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix
avec tous les hommes. Mais si elle nous offre une limite,
une porte de sortie contre un lien nocif, elle nous appelle aussi à une
patience et une éthique, toutes deux exigeantes : Mais si ton ennemi a
faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui à boire (…) Ne te laisse pas
vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. (Rm 12,20-21)
Et la question demeure : jusqu’où… ? C’est le moment de parler du coup de théâtre de cette parabole ! c’est le moment de parler du lien qui, bien que distant, ne s’est pas rompu. La mise en scène est organisée, le texte est prêt… Le fils cadet sait qu’il est déchu de son honneur de fils et qu’il ne peut espérer rentrer chez lui qu’en qualité d’ouvrier, peut-être…
Vient
alors le premier geste de compassion du Père : il écoute à peine les mots
de repentir de son enfant, il accourt et le couvre de baisers ! Et il
enchaîne avec le second qui est encore plus inattendu : celui de la
réhabilitation de son fils. Cette robe, cet anneau, ces chaussures, ces
baisers, sont autant de signes du refus du père à faire de ce fils qui revient
à lui un esclave !
Ces
gestes ont choqué, et peut-être nous choquent-ils aussi ? En réalité, ce père est libre, libre de sa
bonté, libre de son choix d’être vainqueur du mal par le bien, libre de
surmonter la faute par le pardon.
Et
sa capacité m’a fait penser aux mots d’Esaïe : Ils rebâtiront les
dévastations du passé, les désolations infligées aux ancêtres, ils les
relèveront, ils rénoveront les villes saccagées, les désolations traînant de
génération en génération. (Es 61,4)
Autant de mots qui pourraient s’appliquer aussi à nos liens « perdus » pour qu’ils soient « retrouvés ».
C’est donc un happy end ? Pas
encore, le récit de Jésus nous offre une
dernière scène : c’est le moment de parler de la fête scandaleuse. Elle
a son importance, car elle permet à qui entend cette parabole, ici, les
Pharisiens et les scribes, mais sans doute à nous-mêmes aussi, elle permet de
dire les sentiments douloureux que nous ressentons face à la miséricorde de
Dieu envers les méchants : que ce soit la jalousie, la frustration ou la colère
devant le pardon de l’offense, du mal commis.
Faut-il
vraiment parler de la « faiblesse du Père » envers le péché de
son fils ? Nous l’avons entendu dans sa réponse à ce que je pense être son
« autre fils perdu » ! Oui : perdu, perdu dans un lien avec
son père qui n’est qu’obligation sans affection, un lien qui n’est qu’ignorance
de la générosité de son père, que frustration de ses désirs et de ses joies.
En
méditant l’attitude de ces deux fils avec l’héritage de leur père, je me suis
dit : « Pauvre papa… aucun de ses fils pour faire quelques choses de bon
avec son bien : le cadet le gaspille et l’aîné n’en fait rien !
On
peut dire qu’à sa manière, ce père admirable, reprend ses deux fils, chacun
pour sa part et son péché.
Car
l’accueil du père pour le cadet ne dit-il pas la sagesse (ou la folie) de
l’amour de Dieu ? Son accueil pour l’aîné ne dit-il pas la patience de Dieu
pour notre incompréhension de sa bonté ?
Et
si le père a choisi de rester en lien avec le fils cadet, et de se réjouir de
son retour, il n’en était pas moins conscient de sa situation, car cet enfant,
ce frère
« que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est
retrouvé. » (32)
Comme
pour le fils cadet, le père est resté en lien avec son fils aîné, mais la fin
du récit n’est pas connue : participera-t-il à la fête ? La finale de
la parabole reste volontairement ouverte. L’aîné rejoindra-t-il la joie de son
père ?
Et
à nous, cette finale ouverte, ne nous pose-t-elle pas aussi la question :
la bonté de Dieu restera-t-elle pour nous une blessure ou une guérison ?
Amen.
Illustration: Le fils prodigue, selon Rembrandt.
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