Inspiré d'un travail de recherche en théologie pratique sur le thème de la bénédiction, je poursuis ma réflexions sur le texte de la Genèse - Le passage du Yabboq - et son étonnante bénédiction, et fait le lien avec ma pratique de l'accompagnement spirituel des personnes détenues.
Voici un premier développement en lien avec l'expression "se rouler dans la poussière".
Et je vous rappelle la référence du texte que je travaille : Livre de la Genèse, 32, 23-33. Le passage du Yabboq (Traduction Œcuménique de la Bible).
Et Jacob resta seul…
Avec cette expression, nous quittons l’agitation des préparatifs d’un sauvetage pour un moment plus décisif encore. Je suis sensible à l’impression que procurent ces quelques mots. Ils paraissent un instant prémonitoire avant une lutte éprouvante. Nous permettrait-il d’imaginer un Jacob vivant un instant de retour sur soi, une préparation intérieure avant une épreuve dont il pressentirait l’importance ? Le rédacteur n’a sans doute pas ce genre de préoccupations psychologiques, mais le fait qu’il prenne ici le temps d’une pause significative avant l’instant qui va suivre est une intention tout à fait plausible.
1. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore.
La question de l’identité de cet « homme » se pose. La Bible de Jérusalem traduit « quelqu’un », gardant le mystère. Si une telle situation peut surprendre un lecteur moderne, l’attaque d’un être surnaturel sur un humain est présentée par les commentateurs comme un motif courant du folklore antique.[1]
Cette attaque nocturne a d’ailleurs un parallèle biblique, en Ex 4,24-26. Moïse est sur le chemin du retour en Égypte, après son long séjour auprès de Jethro. Ici aussi, le Seigneur « l’aborda » (traduction TOB) et tente de le faire mourir. Il faut une réaction vive de Cippora, qui pratique sur son enfant la circoncision, pour que Moïse ait la vie sauve. Il semble que la raison de l’attaque soit un manquement de Moïse qui n’aurait pas pratiqué ce signe de l’Alliance sur son enfant.
Les notes de la TOB signalent encore un texte d’Osée (Os 12,4-5) qui parle d’une lutte avec Dieu, mais en indiquant clairement l’intermédiaire d’un ange. La lecture d’Osée cherche à interpréter, à mon sens, une certaine hésitation face à une situation assez ambigüe : comment Dieu pourrait-il venir « en personne » et lutter physiquement avec un être humain ? D’ailleurs, cette équivoque va courir tout au long de cet épisode.
L’étrangeté de ce corps à corps avec un être surnaturel suggèrent deux intentions principales : « Expliquer le nom de Penouël qui signifie face de Dieu et donner une origine au nom d’Israël. »[2]
Mais il ne faudrait pas omettre un enjeu important de ce texte, à savoir la bénédiction et les questions qu’elle pose : est-elle arrachée à un adversaire pressé de quitter Jacob ? Ou accordée après que la demande de Jacob à connaître son nom, puis sa réponse énigmatique, ne laisse plus de doute sur son identité ? Quoiqu’il en soit, j’ai été tout de même surpris de sa mention au cœur de cette lutte – sans être particulièrement annoncée auparavant – comme si les combattants étaient seuls au courant de l’enjeu réel de cette lutte !
E. Parmentier, affirme que le Yabboq peut être compris comme le lieu d’un « corps à corps en se mêlant à la poussière » en associant les deux sens d’un un terme rare ‘abaq.[3] Ainsi, cette lutte physique, l’est-elle restée ou a-t-elle pu se transformer en un « cœur à cœur » ? Ce combat a quelque chose de la lutte intérieure d’un Jacob habitué à saisir par ruse et qui va apprendre à obtenir dans la faiblesse.
2. Dans la poussière…
Ce mot poussière a très vite piqué ma curiosité. Il me parle, en effet, très personnellement car il a un lien important avec ma vocation à rejoindre l’humanité dans sa vulnérabilité. F. Lienhard, dans un chapitre consacré à La diaconie en rappelle l’étymologie : « Le terme diaconie signifie à travers la poussière (du grec dia = à travers, et conia = poussière). »[4]
A travers la poussière… Comment résister à cette interpellation ? Dans mon service diaconal ne suis-je pas justement appelé à « passer au-travers » de cette poussière de notre condition humaine, non en l’évitant, mais au contraire, en l’honorant dans sa fragilité originelle (« …car c’est du sol que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. » - Gn 3,19) ?
Dans l’épisode de Jacob au Yabboq, il y a cependant un mouvement de plus : il s’agit encore de se rouler dans la poussière. Pour le patriarche, ce fut une confrontation avec son humanité, dont la prodigieuse force semblait justement l’en priver, jusqu’à ce que sa blessure le rende plus « abordable »… Le Jacob boitant de la hanche n’est-il pas plus humble et vrai que celui qui tenait le Seigneur presque à sa portée ?
Ce combat de Jacob est aussi en quelque sorte le mien. En acceptant d’accompagner les mouvements intérieurs des personnes détenues, ne suis-je pas en train de me rouler avec eux dans la poussière de leur humanité en lutte et en souffrance ? Cette lutte n’est pas affrontement physique, mais confrontation fraternelle pour nous tenir au plus proche l’un de l’autre et partager une rencontre franche et courageuse. En somme, se rouler dans la poussière, donne à cette expression habituelle d’empathie une teinte d’authenticité et de compassion particulière à mes yeux.
Mais pour se mêler à la poussière de notre humaine condition[5], pour lutter selon les règles (2 Tm 2,5), il y a quelques saines postures à adopter, quelques sources auxquelles s’abreuver pour faire authentiquement « œuvre de miséricorde » au sens du chapitre 25 de l’Evangile selon Matthieu. J’ai trouvé dans ce chapitre de F. Lienhard, de telles exigences, dont voici quelques-unes que je présente brièvement.
3. L’abaissement du Christ.
Et la première de ces attitude, la plus essentielle sans doute, qui donne à la diaconie sa valeur et sa qualité, est présentée par Lienhard comme étant une imitation de l’abaissement du Christ, dont il approfondi le sens en s’appuyant sur un autre auteur : « La diaconie du Christ opère une réorientation fondamentale de la manière de vivre des êtres humains, alors que l’humanité pécheresse tend à s’élever, le Christ invite à s’abaisser. »[6]
Mais que serait une imitation sans ce que nous appelons la suivance du Christ ? On peut imiter sans être proche, et c’est à une vie de disciple qu’il faut appeler pour avoir une chance de le vivre réellement et d’en assumer la responsabilité sans artifice.
Cette marche avec le Christ implique des renoncements, tels que la « poursuite de ces intérêts propres » par exemple[7]. Cet abaissement, auquel je consens, en ayant le Christ comme Maître, n’est pas celui d’une rencontre avec des personnes abaissées parce que sanctionnées d’une peine de prison. Au contraire mon abaissement est une rencontre respectueuse et franche, une posture d’humilité qui nous permettra à l’un comme à l’autre de nous « élever » vers des libertés nouvelles, « Car tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. » - Lc 14,11. Aussi, est-il tout à fait nécessaire qu’intimement je me sois roulé dans la poussière avec le Christ avant de le faire avec eux !
4. La grâce mieux que la bienfaisance…
Il y une source où puiser pour traverser la poussière de notre humaine condition avec autant de liberté que de courage : la grâce. Et F. Lienhard de nommer un écueil qui nous en privera en ne produisant qu’une posture de bienfaisance condescendante au lieu d’une authentique compassion.[8]
Ne pas se placer plus haut, mais dans une mutualité partagée et reconnue. La grâce comme le fruit d’une « faiblesse assumée, rendue possible par la foi. »[9] L’autorité de mon accompagnement et sa reconnaissance par autrui vient de cette profession de foi : « le chrétien est par nature aussi pauvre que celui qu’il veut secourir, mais il peut accepter cette pauvreté et en faire le lieu de la rencontre d’autrui. »[10]
Je pense à Frère Roger qui refusait le terme de Maître spirituel. Le service diaconal est pétri d’humilité, mais il n’en a pas le monopole… Et le faudrait-il d’ailleurs ?
5. La diaconie : donner à vivre sans exclure…
Dans son article, F. Lienhard parle encore de l’usage profane du terme diaconie pour désigner un service qui donne la priorité au besoin de celui qui est servi. Dans son sens de « servir à table », il oriente notre engagement vers la responsabilité de « donner les moyens de vivre et servir d’une manière générale. »[11]
Ainsi, me mêler à la poussière signifie le choix de ne pas écarter le profane au profit du religieux. Mon service à table implique de donner la priorité aux besoins réels de la personne. D’ailleurs, ce qui est dit profane m’est souvent apparu comme la meilleure entrée vers un entretien qui ouvrira à une dimension spirituelle, souvent à la surprise de mon interlocuteur !
Cet engagement à accueillir toute personne dans toute sa réalité est une des valeurs de base de notre engagement, comme le précise notre Charte de l’Aumônerie Œcuménique des prisons.[12] Dans ce cas, me mêler à la poussière sera d’écouter d’abord ce qui les fait vivre. Je rencontre leur humanité dans une joyeuse et féconde ignorance, « …car j’ai appris qu’une écoute qui sait, n’entend plus. »[13]
Mais cette approche, que je qualifierais d’inclusive, est une posture également critique de ce que le religieux peut impliquer d’exclusion. Je pense que la diaconie est un contrepoint polémique vis-à-vis du sacré lorsqu’il cherche à faire mentir la grâce ! Ma critique de l’exclusion au nom de la religion n’est-elle d’ailleurs pas présente dans presque chaque ligne des Évangiles ? Un des textes, fondamental pour mon engagement pastoral, présente Jésus de Nazareth venant désavouer une exclusion au nom de la religion et rappeler à des religieux : « Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Mt 9,13)
Rembrandt: le combat de Jacob avec l'ange
[2] Les notes de la TOB, La Bible de Jérusalem, et T. Römer, Op.cit.
[3] Élisabeth Parmentier, Notes de cours – UniGE
[4] Fritz Lienhard, la diaconie, dir. Bernard Kaempf, Introduction à la Théologie pratique, PUS, 1997.
[5] L’expression est d’E. Parmentier dans Cet étrange désir d’être bénis, Labor et Fides, 2020, p.308.
[6] P. Philippi, Chirstozentrishe Diakonie, Munich, Kaiser, 1971, cité par F. Lienhard, p.269.
[7] F. Liehnard, op.cit., p.269
[8] F. Lienhard, Op.cit., p.270.
[9] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[10] F. Lienhard, Ibid., p.270.
[11] F. Lienhard, Ibid., p.260.
[12] « Dans le cadre de la loi et des règlements qui reconnaissent sa présence qualifiée, l’Aumônerie Œcuménique des prisons a pour mission de répondre aux besoins spirituels et religieux des personnes détenues. Elle participe au maintien des liens indispensables au respect de la dignité humaine. (…) Elle offre aux personnes en détention, sans distinction de croyance ou de foi, un espace de rencontre avec des aumôniers qualifiés, formés à l’accompagnement spirituel, à l’écoute et au dialogue. » (Mandat de l’Aumônerie Œcuménique des Prisons)
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